Il y a soixante ans, disparaissait Roger Martin du Gard, lauréat du Prix Nobel de littérature de 1937.


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Roger Martin du Gard, mort le 22 août 1958 au château du Tertre, à Sérigny (Orne), n’est plus à la mode. Je le regrette. Dans son œuvre remarquable, ce grand romancier ne s’était pas contenté de parler de son époque, celle du début du siècle dernier, il a parlé aussi de la nôtre. Albert Camus, en 1955, disait que Roger Martin du Gard était « un perpétuel contemporain ».

Roger Martin du Gard

Roger Martin du Gard était né le 23 mars 1881 à Neuilly-sur-Seine, C’est pour se distinguer de ses frères, que Pierre Martin, un de ses aïeux, originaire du Bourbonnais, se fit appeler Martin du Gard, à la fin du XVIIe siècle. Son père était avoué auprès du Tribunal de la Seine. Sa mère, la fille d’un agent de change à la Bourse de Paris. À l’École Fénelon, puis au lycée Condorcet, il ne brille pas par ses résultats. Après avoir rattrapé son retard en latin, grec, et grammaire, il entre au lycée Janson-de-Sailly où il fait la connaissance de Gaston Gallimard.

Il découvre sa vocation d’écrivain en se liant à un jeune voisin pendant l’été qu’il passe à Maisons-Laffitte en 1891. Les vers qu’écrit son jeune ami le bouleversent profondément. La poésie est une révélation. Il noircira des pages, lui aussi, jusqu’à l’âge de dix-sept ans, date à laquelle il découvre, sur les conseils de l’abbé Hébert, Guerre et Paix de Tolstoï. « Je voudrais faire un livre qui serait de la vie, et rien que ça. » écrit-il. La lecture de Tolstoï a sans aucun doute précisé ses aspirations. Le roman auquel il pense, dans sa composition, devrait s’inspirer du scrupule tolstoïen de l’authenticité psychologique. Il veut unir l’historique et le psychologique, s’inscrire entre le roman d’aventures et l’étude de mœurs, choisir, comme Dumas père, des personnages et un sujet historique et, comme Bourget, analyser les minuties de la conscience. L’École des chartes lui a donné le goût pour l’histoire et les événements contemporains. La guerre de 1914 et l’affaire Dreyfus lui offrent des sujets stendhaliens. Il s’inspirera d’ailleurs du système des fiches cher à Stendhal.

En1898, il obtient son baccalauréat de philosophie. En Sorbonne, il échoue dès la première année de licence ès lettres. Il décide alors de se présenter au concours d’entrée à l’École nationale des chartes. Il est reçu et obtient, non sans difficultés, son diplôme d’archiviste paléographe en décembre 1905. Le19 février 1906, il épouse Hélène Foucault, fille d’un avocat du barreau de Paris. Il a vingt-cinq ans.

« Je me suis alors persuadé que la vie de Paris n’était pas conciliable avec le recueillement dont j’avais besoin pour mener à bien le projet que j’avais en tête : une longue monographie masculine, la destinée d’un homme et l’histoire d’une conscience. […] C’est là, au Verger d’Augy, près de Sancergues (Cher), dans le pavillon où j’avais transporté ma bibliothèque, que j’ai travaillé trois ans de suite à la composition de « S’affranchir » (titre provisoire que j’avais donné au futur Jean Barois.) », révélera plus tard Roger Martin du Gard

L’écrivain remet son livre, écrit entre avril 1910 et mai 1913, à son ancien condisciple du Lycée Condorcet, Gaston Gallimard, qui le fait lire à ses associés, Jean Schlumberger et André Gide. Leurs avis sont élogieux : « Se peut-il que, du premier coup, on donne une œuvre aussi sage, aussi mûre, aussi intelligemment éclairée… ? Je reste là devant sans critique et j’approuve sans restriction. »

Le livre paraît en décembre 1913, en un seul volume de cinq cents pages. Roger Martin du Gard reçoit des témoignages chaleureux d’André Suarès, Charles Péguy et d’Alain, malgré l’hostilité de la presse anti-dreyfusarde.

Épuisé dès le début de l’année 1914, Jean Barois fut un succès de librairie. Il n’y eut pas moins de cinq réimpressions entre novembre 1913 et juin 1914.

J’avais vingt ans, en 1956, quand mon père me conseilla la lecture de Jean Barois. C’est peu dire que cette lecture fut un choc. C’est un livre dont on ne sort pas indemne. Certains passages vous poursuivent toute votre vie.

« Que trouve-t-on en chacun de nous ? Le désordre, l’incertitude. L’amélioration matérielle a démesurément développé nos faiblesses, et, jamais, encore, elles ne se sont épanouies avec un pouvoir si dissolvant. »

« Je vois : l’extension monstrueuse des puissances de l’argent ; toutes les revendications les plus légitimes écrasées et maintenues sous sa tyrannie… »

« Pour moi, depuis que j’ai compris le néant qui m’attend, le problème de la mort n’existe plus. J’ai même… plaisir… à penser que ma personnalité n’est pas durable… Et la certitude que ma vie est limitée… augmente singulièrement le goût… que j’y prends… »

« Notre bonheur, que l’on va quelquefois chercher si loin, il est tout près de nous, dans quelques sentiments naturels, comme la fraternité : et tout le reste n’est rien ! »

Jean Barois, élevé dans la religion catholique, marié à une amie d’enfance extrêmement croyante, découvre la vanité de la religion : « La plupart d’entre nous ont bien davantage besoin de paix intérieure que de vérité ; la religion leur est une autre nourriture que la science« . Il se détache du catholicisme, quitte sa femme et, avec un groupe d’intellectuels, fonde une revue, « Le semeur« , destiné à apporter le bon grain des idées nouvelles, critiquant la bien-pensance : « Oui, ceux qui sont bien pensants, parce qu’ils ne peuvent pas être pensants tout court… » Le groupe s’engage à fond dans la défense de Dreyfus, mais peu à peu ils voient leur foi dans la justice et la vérité être récupérée par les politiques. Jean Barois, dont la santé est altérée, va peu à peu être repris par la religion, la peur de la mort jouant un grand rôle dans ce retour au catholicisme. Cependant, quelques années auparavant, il avait rédigé un texte-testament reniant par avance tout retour dans le giron de l’église, par suite de son vieillissement ou de la maladie : « Que voulez-vous ? On est à peu près forcé de se contredire en vieillissant… On s’est donné, trente ans de suite, la tâche de rendre la vie plus complète, plus harmonieuse : et on s’aperçoit que, en somme, on n’a pas perfectionné grand-chose… On se demande même quelquefois si, à la pratique, le neuf vaut toujours l’ancien ? » Son épouse et le prêtre qui l’a ramené à la foi s’empressent de faire disparaître ce document compromettant.

Écrit dans un style très moderne qui évoque le cinéma, avec de nombreux dialogues, « Jean Barois » est un des plus beaux romans français du début du XXème siècle. C’est le roman de la conscience humaine, une critique sévère d’un certain modernisme et une analyse des conflits de la foi et de la raison. Par son style direct, documenté, sur les tourments intellectuels, politiques et spirituels de l’époque, Jean Barois enthousiasma les lecteurs.

Sur le thème du conflit entre la foi et la libre-pensée, l’auteur fait un emploi assez fréquent de monologues intérieurs d’une grande gravité. Roger Martin du Gard ne cherche pas à démontrer. Il n’émet aucun jugement, il ne condamne pas, il n’absout pas : il décrit avec une grande volonté d’objectivité l’évolution de la religion contemporaine avec le modernisme qui semble en saper les fondements. L’ambition de Roger Martin du Gard a été récompensée. La critique a reconnu le style, la forme nouvelle, la composition et l’originalité de ce roman.

Après la Première Guerre mondiale, Roger Martin du Gard conçoit le projet de l’œuvre de sa vie, un roman en huit volumes, qui sera intitulé Les Thibault. Cette œuvre va l’occuper de 1920 à 1940, date de publication du dernier volume, Épilogue. À travers l’histoire de Jacques et Antoine Thibault, liés à la famille de Fontanin, voisins à Maisons-Laffitte, l’écrivain fait le portrait d’une classe sociale, bourgeoise, catholique et protestante. Il décrit admirablement la révolte de Jacques Thibault contre la famille, la bourgeoisie parisienne, l’espérance que suscite le socialisme. L’Été 1914 décrit la montée des périls que ne peuvent empêcher ni les socialistes, ni les pacifistes. Jacques Thibault, fidèle à ses idées, se sacrifie en lançant sur les tranchées un appel à la fraternisation des soldats allemands et français. L’écrivain raconte l’agonie d’Antoine Thibault gazé pendant les combats.

Artisan de la littérature, plus que génie créateur, Roger Martin du Gard a sans cesse été préoccupé des problèmes de forme. Il privilégiait le dialogue, même si cette forme, à ses yeux, alourdit la lecture et condamne l’écrivain à l’emploi du seul présent des verbes. Il affirmait que, pour lui, « le fond et la forme étaient aussi distincts que le lièvre et sa sauce ». Il ajoutait aussitôt : « Quand j’aurais devant moi bien préparés, tous les morceaux de l’animal, je m’occuperai de la sauce… Pas avant ! » Ce qui signifiait que la forme dépendait malgré tout, en grande partie du sujet traité. Son souci permanent de vérité, le conduisait infailliblement vers une certaine forme de réalisme qui comporte l’inconvénient de nuire au relief. Le reproche lui fut fait d’abuser de la banalité. L’agonie du père, la mort de Noémie, la séparation d’Antoine et de Rachel, ne sont, pour l’écrivain, que la traduction minutieuse d’une sorte de vérité transcendante. Roger Martin du Gard a, en permanence, le souci de « faire de la vie ». Éternel insatisfait, il se sentait lui-même, selon ses propres termes, « en retard d’un demi-siècle ».

Quand Roger Martin du Gard a reçu le prix Nobel de littérature en 1937, les journalistes se précipitèrent pour recueillir ses impressions. « Je n’ai rien à vous dire. Tout ce que j’avais à dire est dans mes livres. »

En cette fin d’année 2018, en cette fin des commémorations du centenaire de la Grande Guerre, il faut prendre le temps de lire – ou relireJean Barois, Les Thibault ou ses Œuvres complètes dans la collection de la Pléiade avec une préface d’Albert Camus.

Sur cet écrivain, je conseille aussi le site de France Culture à l’adresse suivante :

https ://www.franceculture.fr/emissions/concordance-des-temps/actualite-de-roger-martin-du-gard-0


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