Léon Gambetta : « La République est proclamée ».


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Le chef de l’État, à l’occasion d’une « cérémonie de naturalisation », a célébré, au Panthéon, le 4 septembre, le 150e anniversaire de la proclamation de la IIIe République. Il a fait le choix de cette date au moment où les valeurs de progrès, de laïcité et d’universalité, qui forment le socle du projet républicain, sont bousculées et ou la République « une et indivisible », se fragmente. Son discours, très attendu, a, comme toujours, été « en même temps », salué et critiqué avec, parfois, une bonne dose de mauvaise foi et de malhonnêteté intellectuelle.

Le 4 septembre au Panthéon

Il lui est reproché notamment d’avoir volontairement oublié 1 792 et 1848, pour faire de ce 4 septembre le 150e anniversaire de la proclamation de la République et ainsi imposer l’idée que la République est née le 4 septembre 1870. J’ai lu et relu le discours. Le chef de l’État, évoquant la mémoire de Léon Gambetta, dit que c’est lui qui « ressuscita la République, ce régime politique de liberté sur lequel nous vivons depuis 150 ans ». Dans la phrase suivante, il dit « le pays manquait de se briser. La République, une fois encore, le sauva ».

Je n’ai nulle envie de participer à ce débat chargé d’arrière-pensées, pour ne pas dire à ce procès d’intention systématique de la part des mouvements extrémistes. J’évoque cet événement parce qu’il conclut ma série d’articles de l’été sur le thème de l’imprévisibilité du passé, pour employer, une dernière fois, cet oxymore. Ce qui est indiscutable, c’est que le 4 septembre 1870, « La République est proclamée » par Léon Gambetta, depuis le balcon de l’Hôtel de ville.

La statue de Léon Gambetta

Dans les premiers jours de cette année si particulière, le 8 janvier 2020, plus précisément, c’est de Léon Gambetta que je voulais parler dans ce blog. Je l’avais fait en ces termes : « À Cahors, où Léon Gambetta est né le 2 avril 1838, la présence du grand homme est permanente. Au musée, une importante collection de souvenirs évoque Gambetta : l’avocat, le républicain, le patriote, l’homme politique. On y trouve cette curieuse image de bazar génois. Léon Gambetta était le fils d’un père d’origine génoise et d’une mère quercynoise : Madeleine Massabie. Il tenait, sur la place du marché, ce magasin dont on voit encore une partie de l’enseigne. Léon devait leur succéder. Tribun, doué d’un sens politique hors du commun, visionnaire, réaliste, il s’engagea dans une autre voie, devint le père fondateur de la IIIe République, le symbole du républicain, et, plus tard, une place particulière lui fut attribuée au Panthéon de notre pays.

La principale artère de la ville, qui s’étend de la Barbacane, au nord, jusqu’au pont Louis Philippe au sud, et sépare la ville médiévale, à l’est, des quartiers plus récents, à l’ouest, porte son nom. Le boulevard Gambetta est à Cahors, ce que le Cours Mirabeau est à Aix en Provence, avec ses immeubles à terrasses, ses platanes, ses cafés, l’Hôtel de Ville, le Palais de Justice et la statue du grand homme au début des Allées Fénelon. C’est une statue de Falguière, qui représente Gambetta, appuyé sur un canon, le bras tendu en direction de son lycée. À l’origine, le soubassement du socle était décoré de statues de marin et d’un drapeau de bronze, lesquels furent envoyées à la fonte durant l’Occupation. Le monument a été inauguré en avril 1 884. »

Urne contenant le coeur de Gambetta au Panthéon

Ce boulevard, combien de fois l’ai-je monté et descendu ? Avec mes copains du Tivoli, le « Flore » de Cahors, sous l’uniforme, pendant mon service militaire au CIT 58, avec mes camarades de chambrée et avec quelques jeunes filles de Cahors… C’était un peu le Boul’Mich de Cahors.

Je me souviens que dans les années cinquante, le 17 août, nous dansions au milieu de la Nationale 20, entre le café « Le Bordeaux » et l’Hôtel-de-Ville pour commémorer la libération de la ville le 17 août 1944. Les poids lourds s’arrêtaient, attendaient la fin de la danse et reprenaient la route. Il n’y avait pas encore l’autoroute !

Le Président Sadi Carnot, pour rendre hommage à Léon Gambetta, cet « homme de la liberté », devenu l’homme de la résistance à l’envahisseur allemand en 1870, avait, par décret, décidé que le lycée « Impérial » de Cahors porterait, à partir de 1888, le nom de Lycée Gambetta.

La Covid19 a bouleversé le programme que des associations cadurciennes (Amicale des Anciens Élèves du Lycée et du Collège Gambetta, Université Pour Tous Cahors-Quercy, Société des Études du Lot, Association de recherche sur l’histoire des familles, Amicale des Collectionneurs Lotois) avaient imaginé. « Si on vit en république, c’est grâce à lui » rappelait Georges Depeyrot, vice-président de la Société des Études du Lot. « Léon Gambetta est la personnalité qui a le plus de rues et de places à son nom en France. Nous voulons célébrer le plus illustre des Cadurciens. »

En 2020, dans une France déchirée, fracturée, où certains exigent que soient déboulonnées des statues, chacun met ce qu’il veut dans le concept de République. Face au chef de l’État, qui prononçait, au Panthéon, son discours sur le « patriotisme républicain », à l’occasion des 150 ans du Quatre Septembre, Marine Le Pen a tenté, à Fréjus, d’affirmer une autre conception de la République et Jean-Luc Mélenchon s’est engagé à livrer, le 21 septembre, sa vision de la République.

Le bazar génois Gambetta jeune et Cie (Musée)

Des historiens comme Jean-Noël Jeanneney, Mona Ozouf, Maurice Sartre, Annie Sartre et Michel Winock, ont proposé, dans une excellente tribune publiée par le journal Le Monde, de remettre un peu d’ordre dans les esprits, en appelant à « fonder une culture partagée propice aux combats futurs » afin de lutter contre l’anachronisme et ainsi de protéger la République.

C’est cette tribune que je reproduis aujourd’hui.

La fièvre iconoclaste qui s’est emparée d’un certain nombre de groupes épris de passion justicière, projetant de déboulonner les statues de certaines figures historiques, de débaptiser des lieux publics, de changer le nom de rues et d’établissements scolaires, a paru d’abord dérisoire. Mais sa contagion serait un danger pour les principes républicains.

Que la chute d’une dictature appelle un peuple à renverser spontanément et à effacer les représentations des tyrans : on fait plus que le comprendre, on a pu en être joyeux, souvent, on espère pouvoir l’être encore demain, tout autour de la Terre. En revanche, en démocratie, pareille initiative revient aux élus du peuple, quel que soit le niveau de leur responsabilité.

Dans tous les cas, il appartient aux élus et aux gouvernants qui sont responsables devant l’opinion de prendre garde à une idée simple. Il n’est pas seulement absurde, il est néfaste de s’abandonner à un danger majeur que les historiens connaissent bien. Il s’agit de l’anachronisme. Ce péché contre l’intelligence du passé consiste, à partir de nos certitudes du présent, à plaquer sur les personnages d’autrefois un jugement rétrospectif d’autant plus péremptoire qu’il est irresponsable.

Parlons concret. Nous fustigeons aujourd’hui le racisme, la misogynie, l’homophobie, le cléricalisme meurtrier, les massacres de masse… Nous n’en avons certes pas triomphé, mais notre monde occidental en affiche au moins, en général et bien heureusement, la détestation. Oui. Mais si on en pourchasse après coup les manifestations, songeons qu’il n’est plus d’hommage qu’on puisse continuer de rendre à un grand nombre de personnages du passé, illustres ou notoires. Ni en pierre, ni en bronze, ni en dénominations de toutes sortes.

4 septembre 1870 litho

Périclès possédait des esclaves et il n’a pas donné, créant la démocratie grecque, le droit de vote aux femmes. Jules César s’est montré, en Gaule, d’une affreuse cruauté envers les habitants des villes qui ne s’étaient pas spontanément rendues. Ces grands socialistes que furent Fourier et Proudhon étaient antisémites. Les pères fondateurs de notre IIIe République étaient, à de rares exceptions près, colonialistes.

Observons que si nous cédons à cette frénésie moralisante, il va falloir débaptiser d’urgence nos lycées parisiens. Charlemagne a écrasé les Saxons dans le sang pour les convertir de force. Saint Louis a imposé la rouelle aux Juifs, bien avant l’étoile jaune, Louis le Grand a fait ravager la Franche-Comté (entre autres) avec une brutalité sauvage. Voltaire, auteur de la pièce fameuse Le Fanatisme ou Mahomet, était d’autre part ouvertement judéophobe.

Janson de Sailly, trompé par sa femme, a interdit que dans l’établissement qu’il fondait au début du XIXe siècle aucune jeune fille fût jamais admise. Du côté des noms de rues, dans toutes les villes et villages de France, on pourrait aisément poursuivre la démonstration. À chacun de choisir son exemple, près de chez soi.

Quant à l’idée exprimée par un ancien Premier ministre de débaptiser la salle Colbert au Palais Bourbon, elle a laissé stupéfait. Rien de plus odieux à nos yeux que le Code noir dont Colbert, grand homme d’État, fut l’initiateur (il est mort en 1 683 et le code fut signé par son fils en 1 685). Soit. Mais comment ne pas rappeler qu’il s’agissait d’une tentative pour encadrer et réglementer les comportements criminels de nombreux colons et d’adoucir un peu oh ! Certes très peu le sort terrible de ceux qui en étaient victimes ?

« Le devoir primordial de ceux qui ont la charge de former des citoyens est de remettre tout dans son contexte ».

C’était en un temps où l’Occident entier, tout comme le monde arabe, acceptait l’esclavage et la traite, quelque sinistre que cela nous apparaisse aujourd’hui. Comme le faisaient ensuite, un siècle plus tard encore, les pères fondateurs des États-Unis. Tous avaient des esclaves. Jefferson et Washington doivent-ils se sentir, à Paris, menacés sur leurs socles ?

La liste serait sans fin. Tenons-en nous là. Pour marquer d’abord que latitude est donnée à nos contemporains d’exposer de toutes les façons possibles les signes et les emblèmes d’une admiration pour toutes celles, tous ceux dont l’action et la trace nous semblent, au présent, honorer notre idée du Bien. Ainsi d’ailleurs est-il fait souvent. Le Panthéon peut en accueillir quelques-uns, au nom de la « patrie reconnaissante ».

Surtout, il faut nous hâter de dire quel doit être à nos yeux le devoir primordial de ceux qui, dans les divers lieux de la pédagogie républicaine, à l’école, à l’université et dans les médias, ont la charge de former des citoyens : non pas faire passer l’histoire sous le rabot uniforme d’une déploration rétrospective, mais remettre tout dans son contexte, expliquer, expliquer, expliquer. Avec la ferme ambition de fonder, dans l’extrême complexité de l’histoire, une culture partagée qui soit propice aux combats futurs. À l’avantage des valeurs que nous célébrons et qu’il nous revient de servir en y préparant nos enfants et en leur apprenant à marier la lucidité avec le courage.

Signataires : Jean-Noël Jeanneney, historien, ancien secrétaire d’État (1991-1993) et président de la Bibliothèque nationale de France (2002-2007) ; Mona Ozouf, historienne et philosophe, spécialiste de l’éducation et de la Révolution française ; Maurice Sartre, historien, spécialiste de l’histoire du monde antique ; Annie Sartre, historienne, spécialiste de l’archéologie funéraire et de l’épigraphie grecque et latine ; Michel Winock, historien, spécialiste de l’histoire de la République française et des idées politiques.


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