« Le premier homme »


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Les Éditions Gallimard publient « Le premier homme » au mois d’avril 1994 avec une « note de l’éditeur » qui précise : « Il s’agit de l’œuvre à laquelle travaillait Albert Camus au moment de sa mort. Le manuscrit a été trouvé dans sa sacoche le 4 janvier 1960. Il se compose de 144 pages tracées au fil de la plume, parfois sans points, ni virgules, d’une écriture rapide, difficile à déchiffrer, jamais retravaillée. Nous avons établi ce texte à partir du manuscrit et d’une première dactylographie faite par Francine Camus. »

« Le Premier Homme » est l’ultime roman, inachevé, d’Albert Camus. La première partie du manuscrit est écrite, la deuxième est seulement ébauchée. Il manque la fin. Bien qu’écrit à la troisième personne, il s’agit d’un roman autobiographique. Albert Camus évoque son enfance, sa mère, son père, l’Algérie. « En somme, je vais parler de ceux que j’aimais », avait-il écrit dans une note sur Le Premier Homme », qui devait constituer la première partie d’une trilogie. 34 années se sont écoulées avant que la décision soit prise, par sa fille, de le publier. Ce fut, en 1994, le livre de l’année.

Dans la « note de l’éditeur », Catherine Camus précise : « Quand on aura lu Le premier homme, on comprendra que nous ayons aussi placé en annexe la lettre qu’Albert Camus envoya à son instituteur, Louis Germain, au lendemain du prix Nobel, et la dernière lettre que Louis Germain lui adressa ».

Cet homme, Louis Germain, son instituteur, en décidant de le présenter à l’examen des bourses du secondaire, offre à Albert Camus la chance de sortir de sa condition. La suite, on la connaît. Pour ceux et celles qui n’ont pas lu « Le premier homme » et/ou, qui ne connaissent pas ces lettres, les voici.

19 novembre 1957

Cher Monsieur Germain,

J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché, ni sollicité. Mais quand j’en ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous. Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur. Mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève. Je vous embrasse de toutes mes forces

Albert Camus

Représentation de Sisyphe

Alger, ce 30 avril 1959

Mon cher petit,

Adressé de ta main, j’ai bien reçu le livre Camus qu’a bien voulu me dédicacer son auteur Monsieur J.-Cl. Brisville.

Je ne sais t’exprimer la joie que tu m’as faite par ton geste gracieux ni la manière de te remercier. Si c’était possible, je serrerais bien fort le grand garçon que tu es devenu et qui restera toujours pour moi « mon petit Camus ».

Je n’ai pas encore lu cet ouvrage, sinon les premières pages. Qui est Camus ? J’ai l’impression que ceux qui essayent de percer ta personnalité n’y arrivent pas tout à fait. Tu as toujours montré une pudeur instinctive à déceler ta nature, tes sentiments. Tu y arrives d’autant mieux que tu es simple, direct. Et bon par-dessus le marché ! Ces impressions, tu me les as données en classe. Le pédagogue qui veut faire consciencieusement son métier ne néglige aucune occasion de connaître ses élèves, ses enfants, et il s’en présente sans cesse. Une réponse, un geste, une attitude sont amplement révélateurs. Je crois donc bien connaître le gentil petit bonhomme que tu étais, et l’enfant, bien souvent, contient en germe l’homme qu’il deviendra. Ton plaisir d’être en classe éclatait de toutes parts. Ton visage manifestait l’optimisme. Et à t’étudier, je n’ai jamais soupçonné la vraie situation de ta famille. Je n’en ai eu qu’un aperçu au moment où ta maman est venue me voir au sujet de ton inscription sur la liste des candidats aux Bourses. D’ailleurs, cela se passait au moment où tu allais me quitter. Mais jusque-là tu me paraissais dans la même situation que tes camarades. Tu avais toujours ce qu’il te fallait. Comme ton frère, tu étais gentiment habillé. Je crois que je ne puis faire un plus bel éloge de ta maman.

Pour en revenir au livre de Monsieur Brisville, il porte une abondante iconographie. Et j’ai eu l’émotion très grande de connaître, par son image, ton pauvre Papa que j’ai toujours considéré comme « mon camarade ». Monsieur Bris ville a bien voulu me citer : je vais l’en remercier.

J’ai lu la liste sans cesse grandissante des ouvrages qui te sont consacrés ou qui parlent de toi. Et c’est une satisfaction très grande pour moi de constater que ta célébrité (c’est l’exacte vérité) ne t’avait pas tourné la tête. Tu es resté Camus : bravo.

J’ai suivi avec intérêt les péripéties multiples de la pièce que tu as adaptée et aussi montée : Les Possédés. Je t’aime trop pour ne pas te souhaiter la plus grande réussite : celle que tu mérites. Maraud veut, aussi, te donner un théâtre. Je sais que c’est une passion chez toi. Mais… Vas-tu arriver à mener à bien et de front toutes ces activités ? Je crains pour toi que tu n’abuses de tes forces. Et, permets à ton vieil ami de le remarquer, tu as une gentille épouse et deux enfants qui ont besoin de leur mari et papa. À ce sujet, je vais te raconter ce que nous disait parfois notre directeur d’École normale. Il était très, très dur pour nous, ce qui nous empêchait de voir, de sentir, qu’il nous aimait réellement. « La nature tient un grand livre où elle inscrit minutieusement tous les excès que vous commettez. » J’avoue que ce sage avis m’a souventes fois retenu au moment où j’allais l’oublier. Alors dis, essaye de garder blanche la page qui t’est réservée sur le Grand Livre de la nature.

Andrée me rappelle que nous t’avons vu et entendu à une émission littéraire de la télévision, émission concernant Les Possédés. C’était émouvant de te voir répondre aux questions posées. Et, malgré moi, je faisais la malicieuse remarque que tu ne te doutais pas que, finalement, je te verrai et t’entendrai. Cela a compensé un peu ton absence d’Alger. Nous ne t’avons pas vu depuis pas mal de temps…

Avant de terminer, je veux te dire le mal que j’éprouve en tant qu’instituteur laïc, devant les projets menaçants ourdis contre notre école. Je crois, durant toute ma carrière, avoir respecté ce qu’il y a de plus sacré dans l’enfant : le droit de chercher sa vérité. Je vous ai tous aimé et crois avoir fait tout mon possible pour ne pas manifester mes idées et peser ainsi sur votre jeune intelligence. Lorsqu’il était question de Dieu (c’est dans le programme), je disais que certains y croyaient, d’autres non. Et que dans la plénitude de ses droits, chacun faisait ce qu’il voulait. De même, pour le chapitre des religions, je me bornais à indiquer celles qui existaient, auxquelles appartenaient ceux à qui cela plaisait. Pour être vrai, j’ajoutais qu’il y avait des personnes ne pratiquant aucune religion. Je sais bien que cela ne plaît pas à ceux qui voudraient faire des instituteurs des commis voyageurs en religion et, pour être plus précis, en religion catholique. À l’École normale d’Alger (installée alors au parc Galland), mon père, comme ses camarades, était obligé d’aller à la messe et de communier chaque dimanche. Un jour, excédé par cette contrainte, il a mis l’hostie « consacrée » dans un livre de messe qu’il a fermé ! Le directeur de l’École a été informé de ce fait et n’a pas hésité à exclure mon père de l’école. Voilà ce que veulent les partisans de « l’École libre » (libre… de penser comme eux). Avec la composition de la Chambre des députés actuelle, je crains que le mauvais coup n’aboutisse. Le Canard enchaîné a signalé que, dans un département, une centaine de classes de l’École Laïque fonctionnent sous le crucifix accroché au mur. Je vois là un abominable attentat contre la conscience des enfants. Que sera-ce, peut-être, dans quelques temps ? Ces pensées m’attristent profondément.

Mon cher petit, j’arrive au bout de ma quatrième page : c’est abuser de ton temps et te prie de m’excuser. Ici, tout va bien. Christian, mon beau-fils, va commencer son 27e mois demain !

Sache que, même lorsque je n’écris pas, je pense souvent à vous tous.

Madame Germain et moi vous embrassons tous quatre bien fort. Affectueusement à vous.

Germain Louis

Je me rappelle la visite que tu as faite, avec tes camarades communistes comme toi, dans notre classe. Tu étais visiblement heureux et fier du costume que tu portais et de la fête que tu célébrais. Sincèrement, j’ai été heureux de votre joie, estimant que si vous faisiez la communion, c’est que cela vous plaisait ? Alors…

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Le dimanche 31 décembre 1989, le journal Le Monde avait confié à Bertrand Poirot-Delpech, de l’Académie française, le soin de rendre hommage à Albert Camus à l’occasion du trentième anniversaire de sa disparition. L’académicien le fit avec beaucoup de talent. Je reproduis, ci-dessous, quelques passages de son article. Bertrand Poirot-Delpech ne savait pas, ce jour-là, que les Éditions Gallimard publieraient, cinq ans plus tard, « Le premier homme ».

Sous le titre : « La mort d’Albert Camus », l’académicien avait écrit ceci :

« Mourir bêtement » : Si la formule a un sens, c’est bien à propos de la mort de Camus. Cette embardée fatale, le 4 janvier 1960, au milieu d’une vie sans dérapage, on eût dit une vengeance de l’Absurde, fâché d’avoir été trop regardé en face. Quel gâchis de dons et de promesses dans ce froissement de tôle!

Les Français vécurent la nouvelle avec révolte. Autant que ses livres, ils aimaient la réussite de ce fils de la misère et du soleil. Ils lui savaient gré d’avoir bravé le ridicule, car s’en était un, en ces temps d’idéologies et d’hermétisme, de croire en une morale humaniste, qui inclurait la clarté.

[…] Pour le reste, tout lui sourit. Il revient de Lourmarin, où les couronnes suédoises du Nobel reçu en 1957 lui ont permis d’acheter, quelques mois plutôt, une solide bâtisse selon son cœur, près de chez son ami René Char. La lumière blanche du Lubéron lui rappellera l’enfance à Mondovi. Sa mère s’y réfugiera peut-être. Il y travaillera bien.

[…] Le retour de Lourmarin touche à sa fin. Il se déroule dans les douceurs de l’amitié. Michel Gallimard conduit. Sa femme Janine et leur fille Anne sont derrière. Ils ont couché en route, près de Mâcon, et déjeuné à Sens, légèrement. Camus n’aime pas l’auto, mais il a confiance. On plaisante avec les assurances vie, on parle du bonheur d’aimer. Quand soudain, sur route droite, sèche et vide, c’est le flottement, un arbre heurté à 135 à l’heure, puis un autre 50 mètres plus loin. Les femmes seront presque indemnes. Le conducteur succombera six jours plus tard à ses blessures. L’écrivain, lui, a été projeté contre la vitre arrière (la ceinture de sécurité n’était pas encore la règle). Mort immédiatement par fracture du rachis ; les yeux grands ouverts, a-t-on dit.

Que n’a-t-on pas dit ! Le chagrin porte parfois au pugilat. On a incriminé la voiture. Michel Gallimard se serait plaint de la direction. Élégant coupé, construit à peu d’exemplaires par le frère de l’écrivain Pierre Daninos à partir d’un modèle de Chrysler, la Facel-Vega ne bénéficiait pas des expériences d’une grande série. Un essieu s’est-il rompu ? Une roue s’est-elle bloquée ? Quelle importance ! La petite histoire retiendra qu’il n’y a pas eu d’imprudence. La fatalité a simplement choisi on ne sait quelle paille dans l’acier, comme elle sait le faire.

Après coup, des logiques se cherchent. Max Jacob, en 1942, avait perçu dans l’horoscope de Camus des signes de fin brutale. L’auteur de l’Étranger lui-même rêvait d’être abattu au coin de la rue, en pleine course, et d’une balle volée ». Encore les balles, même perdues, ont-elles un sens ; pas un platane… »


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