La tentation de la « chaise vide »


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Les relations internationales traversent une période difficile. Difficile, parce que caractérisée par la désagrégation de l’ordre international, le non-respect des traités, des frontières, du droit international, les provocations quotidiennes, les mensonges, le manque de solidarité, le retour du nationalisme et du repli sur soi.

Le président de la République est lucide, réaliste, mais très isolé. À la tribune des Nations Unies ou sur la scène européenne, il expose sa vision du monde, car il en a une ; il est applaudi, mais il ne parvient pas à rassembler. Grisé par son succès à la présidentielle française, il a cru que son discours, ses thèses, dépasserait les frontières de notre pays. Au lendemain des élections européennes du mois de mai, il avait encore de bonnes raisons d’être optimiste. Mais, comme Georges Pompidou l’avait dit à Edward Heath le 18 mars 1972, en citant La Fontaine : « Les souris s’étaient réunies pour décider d’attacher un grelot au cou du chat. Elles étaient unanimement d’accord, mais quand le chat parait, elles fuient et le chat continue à les prendre à sa guise ».

Pour réveiller les autres chefs d’État et de gouvernement, qui sont souvent dans le déni, le président de la République provoque parfois sans prendre beaucoup de précautions rhétoriques.

Dans l’interview qu’il a accordée au magazine britannique The Economist le 9 novembre dernier, Emmanuel Macron annonce, à sa façon, que le prochain sommet de l’OTAN, les 3 et 4 décembre, qui marquera le 70e anniversaire de l’Alliance, devra être l’occasion d’un débat sérieux sur une organisation dont le président Trump disait récemment qu’elle était devenue obsolète. L’OTAN, selon lui, conserve tout son sens du point de vue opérationnel, mais la situation appelle une clarification des finalités stratégiques de l’Otan, pour ne pas dire une réflexion sur l’avenir de l’Alliance. Le manque de coordination entre les États-Unis et l’Europe et l’action unilatérale de la Turquie en Syrie, membre de l’Alliance atlantique, en est la plus récente illustration. Les Européens ne sont pas associés aux décisions prises au sein de l’alliance atlantique. Il y a un problème.

Florence Parly, la ministre de la Défense, a clairement dit, ces jours derniers, que « les pays européens devraient constituer ensemble un « pilier » au sein de l’Otan » en raison du fait qu’il existe aujourd’hui un « doute sérieux sur la garantie de sécurité américaine » et « un questionnement profond sur la solidarité alliée, quand les Turcs attaquent ceux précisément qui luttent contre Daech La ministre, à cette occasion, a rappelé qu’ »Il n’y aura pas de défense européenne sans Otan et réciproquement ».

Les Allemands ont tort de penser qu’il suffit d’être patients et d’attendre le successeur de M. Trump pour que les choses redeviennent comme avant. C’est une illusion. Le désintérêt américain pour l’Europe avait commencé avant Trump et se poursuivra après lui.

La remise en cause de la protection américaine en Europe est l’occasion de doter, enfin, l’Europe, d’une autonomie stratégique, d’un livre blanc sur sa défense et sa sécurité, en un mot, d’une politique de défense digne de ce nom. De très nombreux États membres n’en voient pas la nécessité. Le grand marché des biens, des services, du travail et du capital sous la protection des États-Unis, c’est parfait. Le monde en ébullition autour d’eux, ne semble pas les concerner.

L’Europe, telle que nous la connaissons actuellement, peut disparaître Son indépendance, sa sécurité, ses valeurs, ses intérêts, seraient alors ballottés entre la domination des États-Unis et celle de la Chine, si l’Union européenne est une puissance alignée, en permanence exposée à des menaces, au centre d’enjeux de puissance. L’Europe doit se réveiller, cesser d’être naïve, mettre en chantier une réflexion stratégique pour construire une souveraineté européenne et être respectée.

Le président de la République, dans le magazine britannique The Economist, le 9 novembre a une nouvelle fois lancé un appel aux États membres afin qu’ils se mettent « en marche » vers l’Europe-puissance. En l’état actuel des institutions, c’est une illusion. Les petits pas, les compromis à minima, les institutions, ne sont pas compatibles avec cette ambition.

Sa déclaration sur « le débat autour du 3 % dans les budgets nationaux, et du 1 % du budget européen est un débat d’un autre siècle » pose les bases d’un saut doctrinal. Elle est à rapprocher du projet radical de Thierry Breton pour l’Europe de la défense, exposé le 25 octobre dernier dans La Croix. Le journal, sous la signature de Jean-Claude Bourbon, révélait que, depuis trois ans, Thierry Breton avait entrepris de faire le tour des capitales européennes pour exposer ses idées sur la création d’une Europe de la défense dotée d’un budget commun.

Le Parlement européen

Cette idée est simple. Alors que le monde est confronté à une montée des menaces, « l’Europe est la seule région où depuis dix ans les dépenses de défense ont baissé de 9 %, alors qu’elles ont bondi de 167 % en Chine, de 97 % en Russie, de 112 % en Arabie saoudite et de 39 % en Inde », expliquait-il en 2016. Une situation impossible à renverser, selon lui, dans la situation actuelle, avec des États européens surendettés et sans marge de manœuvre financière.

D’où l’idée de mutualiser une partie des dépenses de défense. Dans son projet, un fonds européen de sécurité et de défense (FESD) serait créé. Il récupérerait environ 2 300 milliards d’euros de dettes, correspondant à l’investissement des pays européens en ce domaine depuis la création de la zone euro. Le remboursement de cette dette se ferait sur cinquante ans, notamment par l’émission de nouvelles obligations. Pour Thierry Breton, « c’est le moment ou jamais de le faire, car les taux d’intérêt sont extrêmement bas ».

Chaque pays se verrait ainsi alléger d’une partie importante de sa dette : 720 milliards d’euros pour la France (qui est déjà le premier contributeur à la défense européenne), 540 milliards pour l’Allemagne. La France retrouverait ainsi un taux d’endettement représentant 61 % du PIB (tout près donc du niveau de 60 % prévu dans les critères de Maastricht), contre quasiment 100 % aujourd’hui. Le ratio d’endettement de l’Allemagne tomberait à 55 % de sa richesse nationale.

Ce nouveau fonds serait par ailleurs abondé chaque année avec le versement par les États membres d’une somme correspondant à 1,2 % de leur PIB. L’argent servirait à la fois à rembourser la dette et à financer 50 % des efforts de défense de chaque pays. Selon Thierry Breton, cela permettrait à la fois de mutualiser au niveau européen les opérations extérieures de défense, les garde-côtes, les centres de transit des migrants, la cybersécurité ou encore la coordination des services de renseignements, tout en laissant à chaque État, la souveraineté sur ses dépenses militaires.

Sa nomination à Bruxelles avec le portefeuille de la défense, de la politique industrielle, du marché intérieur, du numérique et de l’espace, ouvre des perspectives qui vont être intéressantes à observer.

Il est clair qu’Emmanuel Macron aspire à être le chef de file de l’Europe, « le premier de cordée », le leader dont l’Europe a besoin. Ce n’est pas gagné. L’Europe n’est pas la France en plus grand ! Parviendra-t-il à convaincre les Allemands, à constituer des alliances suffisantes pour faire fléchir l’Allemagne qui n’atteindra son objectif de dépenses militaires qu’en 2031, et non en 2024, comme vient de l’annoncer la ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer ? L’Allemagne est très divisée sur ces sujets

Depuis les élections européennes du mois de mai, la donne a changé. Il y a environ 60 % de nouveaux élus au Parlement européen. Depuis 1979, les deux grandes familles de la droite (PPE) et de la gauche (S & D) détenaient la majorité. Depuis les dernières élections, ils n’ont plus la majorité. S’allier à Renew Europe (RE), qui comprend les Centristes et les Libéraux (dont LREM), est nécessaire pour pouvoir constituer une majorité.

Finie la « Grosse Koalition » comme à Berlin. C’est avec trois partis (PPE, S & D et RE), que la nouvelle Commission, dirigée par Ursula von der Leyen, devra trouver un accord politique de coalition. Pour l’heure, cet accord n’existe pas. En attendant, le Parlement a exprimé sa mauvaise humeur et réglé des comptes. La pratique du système dit du SpiztenKandidat, apparue en 2014, qui ne repose sur aucune base juridique, mais qui a été appliquée pour la nomination de Jean-Claude Juncker, a échoué cette année. Le traité européen dit clairement qu’il doit être tenu compte du résultat des élections, mais que c’est au Conseil (donc les Chefs d’État et de gouvernement) qu’il revient de proposer un nom. C’est au nom de la lettre du traité qu’Angela Merkel avait refusé, jusqu’à cette année, d’entériner le principe du Spitzenkandidat.

La législature qui commence est l’occasion de se pencher sur le fonctionnement de l’Union européenne. Une conférence intergouvernementale sur le sujet ne serait pas inutile. Faut-il, à cette occasion, revoir le traité de Lisbonne qui n’a pas laissé que de bons souvenirs du point de vue de la démocratie !

1965 – Conférence de presse du général de Gaulle

Le président Macron est impatient, agacé et le fait savoir en refusant, lors du dernier sommet européen, l’ouverture de négociation d’adhésion pour l’Albanie et la Macédoine du Nord. Il pourrait être tenté d’adopter une posture gaullienne si la résistance s’organise contre ses propositions. Est-il capable d’en arriver à renverser la table du Conseil européen au risque de provoquer une grave crise, de mettre l’euro en danger, après le Brexit ?

Nous ne sommes plus en 1965, le 1er juillet, précisément, le jour où le général de Gaulle, pour marquer son opposition à un plan prévoyant le renforcement des pouvoirs de la Commission, a décidé de ne plus siéger à Bruxelles. Que c’était-il donc passé?

Le président de la Commission, l’Allemand Walter Hallstein, avait présenté le 23 mars à l’Assemblée parlementaire de Strasbourg un plan qui prévoyait la mise en place du marché unique industriel et agricole le 1er juillet 1967 accompagné de deux réformes institutionnelles de la Communauté économique européenne (C.E.E.). La première réforme touchait aux modalités de vote au sein du Conseil des ministres. Le traité de Rome prévoit en effet à partir du 1er janvier 1966 un passage du vote à l’unanimité au vote à la majorité qualifiée. La seconde réforme concernait le renforcement des compétences du Parlement européen et de la Commission européenne. Le renforcement des pouvoirs du Parlement européen (alors dénommé Assemblée des communautés) faisait en effet l’objet en mars 1965 d’une proposition de la Commission européenne. Cette réforme institutionnelle était envisagée en raison des modalités nouvelles de financement de la Communauté économique européenne (C.E.E.), c’est-à-dire essentiellement de la Politique agricole commune (P.A.C.), prévues à partir de l’achèvement de l’Union douanière. Le mode de financement de la Politique agricole commune (P.A.C.) est en effet différencié sur deux périodes.

C’était un saut fédéral. Si de Gaulle veut l’Europe agricole plutôt que prévu, disait Walter Hallstein, il faut qu’il accepte des abandons de souveraineté.

A 2 heures du matin, sur ordre du président de la République, les ministres des affaires étrangères, des finances et de l’agriculture ont rompu des négociations qui s’enlisaient. L’Europe connut alors la crise la plus grave depuis le traité de Rome de 1957. Pendant sept mois la France refusa de siéger dans les instances communautaires, jusqu’à ce que des modifications soient apportées au traité de Rome.

Ce jour-là, les Français s’intéressaient beaucoup plus au duel probable entre Poulidor et Bahamontes, dans le Tourmalet, qu’à la crise du Marché commun !

Les agriculteurs étaient inquiets, mais Walter Hallstein s’était trompé, le Général n’avait pas cédé. Pour de Gaulle, l’Europe devait avant tout être « l’Europe des États », ce qui, au passage, compromettait déjà l’Alliance atlantique. L’absence de la France à la table du Conseil a été efficace. La Commission a finalement renoncé au plan Hallstein et le « Compromis de Luxembourg« , fut signé le 29 janvier 1966, dans des locaux prêtés par le grand-duché, car la France ne voulait toujours pas siéger à Bruxelles. Le traité de Rome ne fut pas modifié. La majorité restait la règle, sauf, précisait le « compromis », lorsque « des intérêts très importants d’un ou plusieurs partenaires seront en jeu ». Une formule vague comme l’Europe en a le secret.

Le général de Gaulle était satisfait. L’intergouvernemental l’avait emporté sur la Commission. Chaque gouvernement était ainsi en mesure d’apprécier si les décisions prises étaient, ou non, compatibles avec les intérêts essentiels de son pays. Le général de Gaulle reprochait à Walter Hallstein d’avoir préparé sa proposition budgétaire sans s’être préalablement concerté avec les gouvernements des États membres et de vouloir se comporter comme un chef d’État. Il craignait par-dessus tout qu’une coalition d’États membres ne remette en cause, par le jeu de la décision majoritaire, la politique agricole commune qui, déjà, ne plaisait pas à tout le monde.

Les années ont passé. Nous ne sommes plus en 1965. L’Europe donne l’impression d’être toujours en crise, mais les surmonte grâce à l’esprit de compromis, l’esprit européen. Pour autant, le débat sur les institutions et sur l’avenir de l’Europe doit être ouvert. Le déni, c’est l’impuissance, la faiblesse, la vulnérabilité. Le sens de l’intérêt général, l’esprit des « pères de l’Europe » doit, à nouveau, l’emporter sur les préoccupations de politique intérieure.

Certes, l’Europe ne peut pas être simplement la France en grand, mais où sont les autres propositions sur l’avenir de l’Europe ? La nouvelle Commission ne pourra pas se contenter de gérer l’Europe au quotidien. Quelques mois sans la France pourraient peut-être réveiller les autres Etat membres et contribuer à débloquer la situation.


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