C’est dingue !


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Si, confronté à l’actualité, dans cette période un peu folle, vous laissez échapper, assez fréquemment, cette exclamation, je vous conseille la lecture de L’Anomalie, d’Hervé Le Tellier, le Goncourt 2020, qui s’est déjà vendu à près de 700.000 exemplaires depuis sa sortie en août 2020.

« C’est assez dingue ce qui se passe. Je n’ai pas d’explication logique. Ce phénomène m’échappe », s’est récemment exclamé l’écrivain, étonné d’avoir reçu le Goncourt et d’être, déjà, le deuxième prix Goncourt le plus vendu de l’histoire.

Le confinement, assez dingue, lui aussi, et l’anomalie de la période, un peu folle, que nous traversons, expliquent sans doute, ce succès. Cette histoire tombe à pic. Les lecteurs potentiels sont nombreux et disponibles, dans un monde où on ne sait plus ce qui est vrai et ce qui est faux, pour entrer dans une histoire irréelle, extraordinaire, découvrir un livre dont on ne sait pas dire si c’est un polar, un roman d’anticipation, un thriller et un roman de science-fiction, un conte ou, simplement, une anomalie.

L’annonce du prix Goncourt 2020, le 30 novembre, était également une anomalie. Pour la première fois de son l’histoire, le Goncourt n’était pas rendu public depuis le restaurant Drouant, où se réunissent traditionnellement les jurés, mais par visioconférence.

Le dédoublement est un thème qui provoque une réflexion métaphysique sur l’existence, la vie, la mort, l’amour, la famille.

Ancien journaliste scientifique, Hervé Le Tellier avait tous les outils, toutes les clés, pour accompagner, tant bien que mal, le lecteur dans cette étrange histoire qui peut ainsi être résumée : Un jour de juin 2021, un Boeing 787 d’Air France, le vol AF006, Paris-New York, qui vient de traverser de terribles turbulences, se voit refuser l’atterrissage à Kennedy Airport et contraint de se poser sur une base militaire, Mc Guire Air Force Base, New Jersey, où l’équipage et les passagers sont retenus par les services secrets américains. Non sans raison, car trois mois avant, le 10 mars 2021, avec les mêmes turbulences, le même avion avec le même équipage, les mêmes passagers s’était posé à New York.

  • « Cela arrive souvent, qu’un avion se pose plusieurs fois, dit le président Xi Jinping, au président américain, en retenant un rire. Surtout pour un vol régulier… »
  • « C’est plus compliqué. Je vous passe l’un de mes meilleurs conseillers scientifiques, le professeur Adrian Muller, de l’université de Princeton. »

L’histoire est en effet, plus compliquée…

« Je ne comprends pas, lâche un agent abasourdi de la CIA, le même avion s’est posé deux fois ? »

L’Anomalie est le récit de la découverte par les passagers du vol AF006, Paris-New York qu’ils vont devoir vivre avec leur double.

Que penserions-nous, si nous étions mis en présence de notre double ? Quelle serait notre réaction ? Quels problèmes posent cet état de fait ?

Alice Martinot-Lagarde, pour « Toute la culture », s’interroge : « Et si nous devions faire face à un phénomène surnaturel ? Un événement étrange, que l’on ne saurait expliquer et qui mettrait en lumière les failles de notre système. Un truc insensé qui viendrait bouleverser notre rapport au monde et à nous-même. Comment réagirions-nous ? »

Je sais bien qu’aujourd’hui, plus rien ne nous étonne. Mais quand même !

C’est à cette étrange situation qu’Hervé Le Tellier s’est attaqué avec succès. Certes, les avis sont partagés. Il y a évidemment, ceux, blasés, qui trouvent que « le thème est éculé, déjà vu cent fois pour ceux qui ont l’habitude de lire de la science-fiction ». Tel celui qui, dans son commentaire, dit : « C’est un peu comme si les jurés du prix venaient de découvrir le genre. La fin est un peu faible par rapport au sujet qui démarrait sur les chapeaux de roue. J’ai déjà vu beaucoup mieux comme fin, sur le même sujet, dans le domaine de la science-fiction. »

Il y a ceux qui ne peuvent pas entrer dans l’irréel. Ceux qui sont allergiques à la confrontation à soi. C’est au-dessus de leur capacité. C’est leur droit ! C’est respectable.

Il y a ceux, nombreux, qui ont aimé ce livre. Exemple de commentaire : « Lire l’Anomalie, c’est accepter de ne pas tout comprendre dès le départ. Et une fois ce postulat accepté, c’est un délice de lecture entre humour et suspense qui ne baisse jamais en intensité.
Inclassable, roman hybride, mystérieux, drôlatique, l’Anomalie est un roman qui se lit vite et qui vous poussera à la réflexion. Aussi déstabilisant qu’atypique, c’est un roman inoubliable ! »

Dans l’Obs, Jérôme Garcin, le 23 octobre, avant que le Goncourt soit attribué à l’Anomalie, avait écrit : C’est un roman 2.0 à la fois vertigineux et facétieux sur les doubles vies, la gémellité, la simulation, l’inversion du temps et l’éternel retour, où le mathématicien-oulipien Hervé Le Tellier est à son affaire et à son meilleur. Faute de pouvoir en dévoiler la part secrète, attachons-nous du moins à l’un des passagers, qui a pris place dans l’avion à côté d’un tueur à gages, du chanteur nigérian de « Yaba Girls », d’une avocate noire et de la monteuse favorite de Maïwenn.

Il s’appelle Victor Miesel, il a 43 ans et la tête de Kafka. Cet écrivain méconnu et dépressif, voire suicidaire, auteur de « Des échecs qui ont raté », traducteur et adaptateur de « En attendant Godot » en klingon (la langue de Star Trek), n’a aucune raison d’imaginer qu’un jour, il deviendra culte. Et grâce à un livre posthume, « du Jankélévitch sous LSD », intitulé… « L’Anomalie », où l’on peut lire : « Personne ne vit assez longtemps pour savoir à quel point personne ne s’intéresse à personne. »

Car il y a beaucoup de mélancolie dans ce roman futuriste, d’humour dans cette fable hallucinée et de style dans cette sotie mordante, dont j’aime beaucoup la morale provisoire : « Le temps s’écoule, et il désarme la souffrance. » Hervé le Tellier est un démiurge omniscient, mais aussi un poète. Un logicien ultrasensible, qui cache son chagrin sous des jeux de mots.

C’est Hervé Le Tellier qui parle le mieux de son livre : « Chaque individu est confronté à son propre double. J’avais envie d’avoir beaucoup de personnages. Depuis longtemps je voulais inscrire un livre dans différents genres. J’avais tous ces personnages à manipuler, chacun relevant d’un genre littéraire différent, dans un roman avec un  » S  » pour traiter toutes les situations possibles face à cette duplication. Je voulais proposer au lecteur une expérience de réflexion : un  » Et si ? « . Cette question je me la pose moi-même, à chaque fois que je me précipite dans un personnage, je me demande comment je réagirais mais aussi comment le personnage réagirait, il n’est pas nous. Il faut répondre à ces deux questions simultanément. Face à mon double, la question essentielle qui se poserait ne serait pas matérielle, mais la question serait celle du sacrifice pour ceux qu’on aime : est-ce que je serai prêt à me battre ? À aller jusqu’au meurtre ? Est-ce que je serais capable de résister à la pression, à la concurrence, à un point incroyable, puisque l’autre l’autre, c’est vous ? Quand on est confronté à soi, comment être plus soi que l’autre devient une question assez complexe ».

Je pense à mes lecteurs quand j’écris. […] Je pense toujours à un petit livre d’Italo Calvino, une réponse d’un critique de son livre « Si par une nuit d’hiver un voyageur » qui expliquait à Calvino son propre livre. Calvino reconnaît que le critique avait raison, que c’est ce livre-là qu’il avait écrit, et non celui qu’il pensait avoir écrit. Il écrit alors « Si par une nuit d’hiver un narrateur » qui reconnaît que la lecture de ce critique lui a amené à avoir sur son propre livre une réflexion très différente : qu’il n’a pas écrit le livre qu’il voulait écrire, mais que c’est le lecteur qui a lu le  » bon livre « . Je trouve ça intéressant, ce n’est pas seulement le lectore fabula de Umberto Eco, c’est aussi la manière dont un livre est perçu par le lecteur qui est forcément différente de l’intention de l’auteur.

Hervé Le Tellier expliquait dans La Grande Table avoir voulu mettre en place une sorte de jeu entre le lecteur, l’œuvre et l’auteur :

« Je voulais proposer au lecteur une expérience de réflexion : un « Et si ? ». Cette question, je me la pose moi-même à chaque fois que je me précipite dans un personnage. Je me demande comment je réagirai, mais aussi comment le personnage réagirait, il n’est pas nous. Il faut répondre à ces deux questions simultanément. »

J’ai passé de bons moments à lire le Prix Goncourt 2020 même si le protocole 42, qui ne devait jamais servir, est parfois difficile à suivre.

L’Anomalie, par Hervé Le Tellier, Gallimard, 336 p., 20 euros.

 


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