« Qui veut prendre la parole » ?


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J’ai brièvement expliqué, dans mon dernier article, la raison institutionnelle pour laquelle la démocratie est en crise dans notre pays. Le malaise dans la Société française, n’est pas récent. Je me souviens qu’en 2001, si mes souvenirs sont bons, un jeune médecin urgentiste : Philippe Rodet, visionnaire dans ce domaine, comme dans quelques autres (1), m’avait proposé de participer à la fondation de « L’élan nouveau du citoyen ». Il avait déjà réuni un certain nombre de personnalités venant de tous horizons, qui avaient en commun le sens de l’intérêt général.

Jacqueline de Romilly

Il nous semblait qu’une réflexion était devenue urgente sur les différentes façons de revitaliser la démocratie dans notre pays. Tel était le but de « L’élan nouveau du citoyen », association que Jacqueline de Romilly, de l’Académie française, accepta de présider.

En 2005, Jacqueline de Romilly a publié « L’élan démocratique dans l’Athènes ancienne » qu’elle a dédié au docteur Philippe Rodet, « avec ses souhaits amicaux pour le succès de son action. » Dans cet ouvrage, dont je recommande particulièrement la lecture ces jours-ci (Éditions de Fallois – ISBN 2-87706-556-1), la plus célèbre helléniste française, raconte comment la démocratie a été inventée par les Athéniens du Ve siècle avant J.-C.

Dès les premières lignes, elle cite Hérodote : « Athènes était donc en pleine prospérité. Ce n’est pas dans un cas isolé, mais de façon générale, que se manifeste l’excellence de l’égalité. Gouvernés par des tyrans, les Athéniens n’étaient supérieurs par la guerre à aucun des peuples de leur entourage ; affranchis des tyrans, ils passèrent de beaucoup au premier rang. Cela prouve que, dans la servitude, ils se conduisaient volontairement en lâches, pensant qu’ils travaillaient pour maître, au lieu qu’une fois libérés, chacun trouvait son propre intérêt à accomplir sa tâche avec zèle. »

À Athènes, au Ve siècle avant J.-C., la démocratie était directe. Chaque citoyen avait la possibilité de participer à toutes les décisions importantes, de façon souveraine. C’est dans cette période qu’effectivement on vit apparaître un surgissement sans pareil d’œuvres et de découvertes dans le domaine intellectuel et culturel.

Dans la conclusion de son ouvrage, Jacqueline de Romilly s’interroge : « Aucune de nos grandes démocraties ne peut envisager de telles pratiques. Il n’y a plus de place pour une démocratie directe ; il n’y a plus de place pour des assemblées où tout le peuple pourrait être présent et se mêler à la discussion, ni de place pour des tribunaux où des centaines de citoyens tirés au sort se mêleraient aux débats juridiques et trancheraient sur des cas difficiles. Ce n’est tout simplement pas pensable dans le monde moderne.

Alors, à quoi bon ? Devons-nous considérer cet exemple si éclatant comme n’ayant pas de sens pour nous et ne pouvant en rien nous aider ? Nous contenter d’admirer, et de nous dire qu’il s’agit d’une histoire lointaine, puis nous en détourner, en déclarant, selon l’exemple de la fable : « Ces raisins sont trop verts » ?

Eh bien, je dois le dire franchement : tel n’est pas mon avis, et je n’aurais pas écrit ce livre si j’avais pensé qu’il n’avait aucun enseignement utile à nous transmettre.

[…] Dans nos grands États, nous n’avons plus part directement à la gestion de la cité : nous avons la possibilité de donner par un vote, sans commentaire, la réponse à une question ou à une candidature ; encore est-ce assez rare Mais une chose est certaine : c’est que les gens s’abstiennent de plus en plus de participer à ces votes et n’ont nullement l’impression d’être associés à la gestion du pays. La classe politique, dont les anciens Athéniens avaient si adroitement évité l’apparition, est désormais très largement coupée du grand public ; la politique est devenue une affaire quasiment professionnelle où l’on s’engage assez tôt et où l’on chemine bien souvent selon un ordre prévu par d’autres.

[…] J’ajouterai que si, à Athènes, le peuple se sentait protégé par la loi, la plupart des gens, dans notre France d’aujourd’hui, le ressentent plutôt comme une ennemie. L’individualisme a progressé ; les lois ont souvent varié au gré des intérêts dominants ; et le résultat est trop souvent le règne de la violence et de l’intolérance.

Les réflexions de notre grande helléniste, au début des années 2000, sont toujours d’actualité. Je peux témoigner de la profonde conviction qu’elle avait que le passé peut inspirer l’avenir. « Tout élan démocratique, chez tous, a besoin d’être encouragé. »

J’ai un peu de mal à imaginer Jacqueline de Romilly, passant un gilet jaune sur son habit d’académicienne ! Son avis nous manque dans une période où il faut entendre à la fois une forte demande de démocratie, beaucoup de bêtises sans doute inévitables et des surenchères souvent honteuses de la part de dirigeants politiques amnésiques.

dessin de Plantu

Le Premier ministre a raison de se montrer ouvert, réceptif, à cet élan démocratique. Comme Euripide, en son temps, il a raison de demander : « Qui veut prendre la parole ? La question est connue. Elle est restée célèbre par le récit que fait Démosthène de sa propre intervention dans un cas difficile, où la question était posée et reposée et où personne ne se présentait pour prendre la parole, sauf lui !

Le professeur de droit constitutionnel Olivier Duhamel a raison, aussi, quand il twitte de rage : « Avec le RIC, le référendum d’initiative citoyenne, notre futur serait : Suppression de la CSG : 89 % de oui. Camps de rétention des fichés S : 72 % de oui. Aucune limitation de vitesse : 65 % de oui. Rétablissement de la peine de mort : 61 % de oui. Démission de Macron : 55 % de oui

Derrière la dénonciation des fins de mois difficiles et le « ras-le-bol fiscal », d’autres revendications ont surgi sur les ronds-points, notamment le « RIC », pour « référendum d’initiative citoyenne ». Qui pourrait bien leur avoir soufflé ça, après avoir obtenu, par la force, et à quel prix, 11 milliards de l’exécutif ? J’en ai une petite idée !

La révision constitutionnelle de 2008 avait déjà ouvert la voie à un référendum dès lors qu’« un cinquième des membres du Parlement, soutenus par un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales », soit plus de 4,5 millions de personnes, le demanderait. Il n’a jamais été demandé. Il faut dire que la barre est haute !

« Redonner la parole au peuple » est, en quelque sorte, 2 500 ans après, la version moderne du : « Qui veut prendre la parole » ? Mais pour demander quoi ? Proposer des lois ; demander l’abrogation d’une loi ; révoquer des élus au cours de leur mandat ; modifier la Constitution ; approuver ou non des traités ?

Olivier Duhamel a raison, ce n’est pas sérieux. « Ce n’est tout simplement pas pensable dans le monde moderne », disait Jacqueline de Romilly, qui n’était pas constitutionnaliste.

Si l’idée fait son chemin dans le grand débat national annoncé, il faudra nécessairement restreindre le champ d’application du référendum d’initiative citoyenne à certains types de question. C’est le cas du référendum d’initiative partagée de 2007, qui peut porter sur des réformes économiques, sociales ou environnementales.

La démocratie ne saurait se résumer à des sondages, à des chaînes d’information en continu et à l’expression des citoyens sur les réseaux sociaux. Il ne s’agit plus alors de la démocratie, mais de démagogie. Tendre le micro à n’importe qui, n’a aucun sens, aucune valeur démocratique. C’est tout au plus de l’événementiel, même pas de l’information. L’immédiateté n’est pas très athénienne !

(1)    Philippe Rodet – Le management bienveillant   –  Librairie Eyrolles – Paris 5e – 168 pages, parution le 06/04/2017


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