L’intangibilité des frontières ne cesse d’être remise en cause.


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Alors que nous commémorons le centenaire de la Grande Guerre, il faut avoir présent à l’esprit que cette guerre avait mis à terre quatre Empires : le Reich allemand, l’Empire Austro-Hongrois, la Russie Tsariste et l’Empire ottoman, démantelé pour avoir été l’allié des puissances battues. La recomposition des Etats, qui en a découlé, est non seulement à l’origine – en partie – de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi des conflits qui sont apparus après la fin de l’Union soviétique et de la situation – qui semble sans solution – au Proche Orient. Les traités et la délimitation des frontières ne sont pas sans conséquences.

Signature du traité de Sevres en 1920
Signature du traité de Sevres en 1920

A la fin de l’année 1918, les troupes alliées occupaient Constantinople et de nombreux territoires ottomans : les forces britanniques contrôlaient la Mésopotamie et une partie de la Syrie, la France occupait la Cilicie, les Italiens une partie de l’Anatolie et l’armée grecque occupait la Thrace orientale et Smyrne. Après de longues négociations, les Alliés finirent par s’entendre sur les conditions de paix avec l’Empire Ottoman et un traité de paix fut signé à Sèvres, le 10 août 1920 par le Sultan Mehmet VI, le dernier sultan ottoman et les Alliés.

Je reviendrai, dans un prochain article, sur les conséquences de ce traité qui expliquent – en grande partie – la situation actuelle au Proche Orient. Ce n’est pas l’Orient qui est compliqué, ce sont les traités et les nouvelles frontières dessinées sur un coin de table, qui ont tout compliqué !

Nous ne vivons pas dans un monde sans frontières. Certes, les biens, les capitaux, les idées, les images, circulent librement. Pour les entreprises, la globalisation de l’économie est une évolution qui permet d’agir, de produire et d’investir plus rapidement. Mais, pour les peuples, pour les minorités, pour les États, les limites territoriales demeurent importantes, sans doute même primordiales.

Michel Foucher, géographe, ancien directeur des études de l’IHEDN, auteur, notamment, de « L’obsession des frontières », ( Ed. Perrin, 2007, 249 p., 19 euros) rappelle souvent que la mondialisation, internet, l’information en temps réel, loin d’effacer les frontières, s’accompagnent souvent d’un mouvement de consolidation territoriale. Partout dans le monde, se règlent, plus ou moins bien, des problèmes de frontières.

Les crises et mutations économiques exacerbent la question identitaire que l’extrême droite exploite, un peu partout, avec un certain succès. Il ne faut jamais perdre de vue que la construction européenne s’est fondée sur le dépassement des antagonismes nationaux ; certains disent même sur le refoulement. Les accords, je devrais dire les désaccords, de Schengen (1990) en sont l’illustration. La question européenne est aujourd’hui à la croisée des chemins. Sur ce sujet, je conseille vivement la lecture du dernier livre de Valéry Giscard d’Estaing – « Europa, la dernière chance pour l’Europe » en accès libre sur le site : http://www.europa-vge.com/

le blog de VGELe conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine, après le drame serbo-croate et le douloureux règlement de l’ex- Yougoslavie, montre à quel point les conflits de minorités, les conflits de frontières, tournent autour du concept de nation. Cette revendication, par une grande partie des Ukrainiens, n’est pas comprise – et acceptée – par les Russes qui la vivent comme un traumatisme culturel et s’interrogent sur l’existence de la nation russe. La Russie était une Patrie, un Empire, pas une Nation. De son côté, l’Ukraine n’a jamais été un Etat. Ce pays n’a jamais été administré comme un Etat nation. Il est divisé par l’histoire et par la religion ; la chrétienté romaine, d’un côté, et la chrétienté orthodoxe, de l’autre. C’est la véritable frontière. Une coopération entre Russie, Ukraine, Biélorussie, et peut-être le Kazakhstan, en grande partie russe, aurait eu une certaine cohérence. Elle a été envisagée, mais elle n’est plus d’actualité.

La chute de l’Union soviétique a fait apparaitre le fossé qui sépare des peuples élevés dans les religions catholiques et protestantes et ceux qui ont été élevés dans la religion orthodoxe.

Le problème des minorités parait donc insoluble. En Europe centrale, dans les pays de l’ex Union soviétique, la situation est également fort complexe. Entre la minorité polonaise qui vit en Lituanie, les Hongrois qui vivent en dehors de leur pays, les exemples sont nombreux de populations déplacées qui vivent un martyr que l’Union européenne n’est pas en mesure de régler. Elle fait du « containment », au sens américain du terme, c’est-à-dire qu’elle contient des situations. Michel Foucher a coutume d’expliquer que « 15% des frontières internes de l’ex-Union soviétique, de l’Empire, ont une base juridique, sont définies d’une façon claire ; ce qui veut dire que pour presque toutes les frontières il y a des conflits possibles, et certains de ces conflits sont à la porte de l’Europe. »

L’Occident a beaucoup de mal à comprendre le phénomène national, car l’Europe communautaire abandonne peu à peu le concept de l’Etat nation et la souveraineté nationale chère au Général de Gaulle qui préférait l’Europe des patries.

Le principe de l’intangibilité des frontières (L’uti possidetis juris), est un principe de droit international par lequel des États nouvellement indépendants ou bien les belligérants d’un conflit conservent leurs possessions pour l’avenir ou à la fin dudit conflit, nonobstant les conditions d’un traité. L’expression provient de la phrase uti possidetis, ita possideatis qui signifie : « Vous posséderez ce que vous possédiez déjà ». C’est en vertu de ce principe que l’Empire allemand, par exemple, avait justifié l’annexion de l’Alsace-Lorraine et, plus récemment, avait légitimé les frontières des États créés après la décolonisation et la disparition de l’URSS et de la Yougoslavie. Les contestations sont fréquentes et nombreuses. Elles opposent généralement des Etats à des mouvements politiques et de revendication. C’est ainsi qu’en Afrique, le Soudan ne reconnaît pas la frontière juridique avec l’Egypte sur la mer Rouge qui lui est imposées en vertu du principe de l’intangibilité des frontières, et revendique le retour aux frontières administratives antérieures ; en Asie, l’Inde ne reconnaît pas les frontières avec le Cachemire qu’elle revendique en totalité. La Chine fait de même dans l’Arunachal Pradesh qu’elle revendique. La reconnaissance discutable de l’indépendance du Kosovo, en 2008, s’est accompagnée de la reconnaissance, par la Russie, de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhzie (régions autonomes de la Géorgie). Encouragés par ces précédents, des groupes séparatistes proclament unilatéralement leur indépendance en dehors de toute légalité internationale.

Carte après le traité de Sevres
Carte après le traité de Sevres

Historiquement, la frontière entre la France et l’Espagne a été déterminée par le traité des Pyrénées de 1659, complété par le traité de Bayonne de 1868. Pour délimiter la frontière entre les États-Unis et le Canada, 127 années ont été nécessaires (1783 à 1910). Les frontières africaines résultent de partages très approximatifs de zones d’influence, les cartes à grande échelle étant rares. C’est un arrêt de la Cour internationale de justice du 3 février 1994 qui a mis fin à un différend territorial entre la Libye et le Tchad et rendu possible une nouvelle délimitation de la frontière.

La protection des frontières par le droit est destinée à empêcher le franchissement, par la force, d’une limite territoriale et, de ce fait, une atteinte à la souveraineté d’un Etat. Une frontière est, par principe, inviolable. C’est un des fondements des relations internationales de nos jours. Ce principe est destiné à sauvegarder la paix et à éviter les recours à la force. Nous avons en mémoire l’invasion du Koweit par l’Irak qui provoqua la guerre du Golfe.

Après la disparition de l’Union soviétique, la Tchécoslovaquie, en 1992, a donné naissance, dans les meilleures conditions, à la République tchèque et à la Slovaquie. A l’inverse, la dissolution de la Yougoslavie de Tito, un Etat fédéral, composé de six Républiques, a coûté dix années de guerre et plus de 100 000 morts. Ces six pays ont accédé à l’indépendance entre 1991 et 2006 : la Slovénie, la Croatie, la Bosnie, la Macédoine, la Serbie et le Monténégro. Vingt- ans après, l’Etat bosnien où cohabitent trois communautés (Serbes, Croates et Musulmans) n’est pas encore stabilisé.

Le Kosovo, province autonome de la République de Serbie, peuplée majoritairement d’Albanais, connaissait un fort mouvement indépendantiste. En 1999, l’Otan, contre l’avis de la Russie et donc sans mandat des Nations unies, est entré en guerre contre la Serbie, suspectée de « nettoyage ethnique ». Le Kosovo a proclamé son indépendance en 2008. Avec l’assentiment d’une centaine d’Etats, mais contre l’avis de la Russie, de la Chine et, ce qui n’est pas rien, de cinq des 28 Etats membres de l’UE. Après la guerre d’Irak (1993) et celle en Libye (2011), il ne faut pas être surpris quand la Russie prend quelques libertés avec le droit international.

Cartes des accords Sykes-Picot en 1916
Cartes des accords Sykes-Picot en 1916

Vingt pays souverains sont apparus à la place de l’URSS, de la Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie et la République démocratique allemande a été absorbée après la disparition de l’Union soviétique. En Asie, la République du Vietnam a été annexée (1975) par le Nord communiste, la Corée est toujours divisée et la Chine ne veut pas reconnaitre l’indépendance de Taïwan. L’Inde a annexé le royaume du Sikkim en 1975. Sous le nom de Bangladesh, la province orientale du Pakistan a fait sécession en 1971, et, au Cachemire, Pakistan et Inde n’en finissent pas de s’affronter sur la souveraineté de ce territoire. En 1975, l’Indonésie a annexé le Timor oriental, une ancienne colonie portugaise. En Afrique, Alger et Rabat se dispute depuis quarante ans le Sahara occidental, une ancienne colonie espagnole. Parce que les frontières issues de la décolonisation étaient absurdes, le principe de l’intangibilité des frontières subit régulièrement des revendications de territoires. Après l’indépendance de l’Erythrée, une ancienne province de l’Ethiopie, ce fut la création de la République du Soudan du Sud, et aujourd’hui c’est au tour de Boko Haram d’annoncer la création d’un califat islamique sur un territoire situé au nord-est du Nigeria.

Au Proche-Orient, des frontières internationalement reconnues entre Israël et l’Autorité palestinienne constitueraient un progrès considérable pour la paix dans la région, mais la colonisation, qui n’en finit pas, ne facilitent pas les négociations.

Quant à la situation en Irak, elle déchaine l’actualité avec le martyr que vivent les Kurdes qui aspirent à la paix, à l’indépendance et à une reconnaissance internationale. L’Occident porte une grande responsabilité dans l’inextricable enchevêtrement entre sunnites, chiites et kurdes qui découle du partage territorial de 1920. Il n’y a rien d’étonnant à ce que la création en 1979 de la République islamique d’Iran inspire des groupes islamistes fondamentalistes qui ne sont en fait que des bandes organisées comme cette région en a toujours connu.

Alors, quelle est la meilleure solution : éclatement (URSS – Yougoslavie), divorce à l’amiable (Tchécoslovaquie), partition (Kossovo – Monténégro), annexion (Crimée – Abkhazie – l’Ossétie du sud – Chypre) ?

Si le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes prévalait, de nombreux conflits pourraient être résolus, mais, on l’a vu en Crimée, la manipulation de l’information, les menaces, les promesses, les pressions exercées, peuvent fausser le libre consentement. Dans les pays qui connaissent une démocratie apaisée, la volonté du peuple peut s’exprimer librement par une procédure de référendum qualifiée (75% par exemple). Le principe de l’intangibilité de frontières issues des 19 e et 20 e siècles, à l’origine de bien des conflits qui ne trouvent leur règlement que par la force, ne s’imposerait plus en droit international si la volonté des peuples prévalait. Faut-il espérer ou craindre une telle évolution ? Quid, dans ce cas, des basques, des catalans, des alsaciens, des écossais ou des wallons qui, en revendiquant leur autonomie et leur particularisme, poseraient de nouveaux problèmes géopolitiques !

 

 

 


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