Le passé est imprévisible – 5


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À l’occasion du quinzième anniversaire de ce blog, je poursuis la reproduction de quelques articles anciens qui mettent les événements en perspective et aident à comprendre l’actualité.

L’article ancien concerne aujourd’hui, l’Allemagne.

Charles de Gaulle et Ludwig Erhard en 1965

Au moment où l’Allemagne connaît un tournant, pour ne pas dire une rupture stratégique, il est intéressant de lire cet article. Le comportement unilatéraliste et inquiétant du président des États-Unis, l’existence même de l’Union européenne, mise en danger par la pandémie de Covid19, et la volonté de puissance de la Chine, en un mot, le désordre du monde, pousse, enfin, l’Allemagne à se mêler de politique internationale. Lentement, timidement, pour ne pas dire à contrecœur, parce que l’Allemagne ne peut pas faire autrement, si elle veut conserver son rang dans l’économie mondiale et sa prospérité.

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, « Deutschland über alles« , Allemagne « par-dessus tout au monde » s’entendait heureusement, uniquement, sur le plan économique. Ne pas se mêler de géopolitique, commercer avec tout le monde, sous le parapluie américain, constituait la recette du succès. Surtout, ne pas gesticuler en permanence, comme le font les Français. Telle était la règle d’or d’Angela Merkel au pouvoir depuis seize ans, comme de ses prédécesseurs. Significatif, est aujourd’hui l’emploi du mot « souveraineté » par Angela Merkel, au sujet de l’Europe, du numérique, de l’intelligence artificielle, de la défense et la sécurité. L’Europe, sous-entendu, l’Allemagne, doit prendre en charge son destin. Être « une grande Suisse » était jusque-là la seule ambition des Allemands. Cette position n’est plus tenable. L’Allemagne, qu’elle le veuille, ou non, doit maintenant prendre des risques, mettre les mains dans le cambouis des affaires du monde. Nain politique, mais géant économique, c’est fini !

Les Allemands sont réticents, mais un peu moins qu’auparavant. Pour le journal Le Monde, Thomas Wieder et Piotr Smolar, écrivaient, il y a quelques jours que « fin 2019, la part des Allemands de moins de 30 ans partisans d’une politique étrangère plus active est passée de 36 % à 52 %.

Ludwig Erhard en 1963

Au début de l’année 1955 le ministre de l’économie ouest-allemand, Ludwig Erhard, avait prononcé devant le Conseil des ministres de l’Organisation européenne de coopération économique (O.E.C.E.) un discours dans lequel il prônait la libéralisation du commerce international pour favoriser la croissance. Le Wirtschaftswunder, le « miracle économique » de l’Allemagne de l’Ouest est associé à son nom.

Dans le journal Le Monde du 21 octobre 1955, le journaliste Alain Clément, écrivait ceci sur la politique du professeur Ludwig Erhard, le ministre fédéral de l’Économie.

Le nouveau slogan de M. Erhard : GARDER LA MESURE

Bonn, 20 octobre 1955. – Pour une semaine de travail le Bundestag a décidé de se transporter à Berlin en signe de solidarité avec l’ancienne capitale du Reich.

Les débats ont été consacrés à la  » crise de prospérité  » dont se plaint l’Allemagne de l’Ouest.

À vrai dire il est difficile de définir les maux décelés par les augures économiques de la République fédérale. Du moins un mot a-t-il été trouvé pour les circonscrire : l’Allemagne traverse une période de conjoncture  » surchauffée  » (überhitze). Le chiffre de l’emploi dépasse 17 millions contre moins de 500 000 chômeurs ; en 1955 le revenu national aura augmenté de 14 à 15 % par rapport à l’année précédente. Sans doute la monnaie et les prix restent remarquablement fermes, mais il a suffi que la Banque des pays allemands (équivalent d’un institut national d’émission) relève de 1/2 % le taux de l’escompte, au début du mois d’août, pour qu’on évoque le spectre de l’inflation, vocable qui a en Allemagne le pouvoir magique de remplir du jour au lendemain les colonnes de la presse de graves discussions sur l’équilibre économique et les incertitudes qui menacent sourdement de le rompre. À quoi se sont ajoutées des revendications de salaires et des grèves d’avertissement sous forme de boycott tournant contre la perspective d’un rajustement du prix des produits laitiers.

16 mars 2019 Mme Merkel, MM. Xi Jinping, Macron, Juncker

Le ministre de l’économie, le professeur Erhard, pense que la situation reste stable et que la  » surchauffe  » est surtout dans les esprits. Aussi a-t-il commencé une vaste campagne de discours et de placards dans les journaux, appelant producteurs, consommateurs et travailleurs à garder la mesure (mass halten), c’est-à-dire à résister aux tentations d’exploiter aux fins de surenchère égoïste les tensions que l’expansion accélérée entraîne dans certains secteurs.

Ce qu’il ne peut cacher c’est que l’État et les pouvoirs publics sont en grande partie responsables desdites tensions. Le refus du ministère des finances de toute réforme fiscale organique et la propension innée du ministre des finances, le Dr Schaffer, à sous-estimer systématiquement les rentrées d’impôts ont conduit à un brutal engorgement des trésoreries publiques. L’État ne sait littéralement plus que faire de son argent. On évalue pour 1955 à 3 milliards de marks (environ 300 milliards de francs) le dépassement des recettes fiscales globales sur les prévisions les plus optimistes. Il s’ensuit que pour des raisons de calendrier budgétaire, les collectivités s’empressent de liquider cet excédent en passant des contrats de construction disproportionnés avec leurs besoins réels et dont leur situation florissante ne les incline pas à discuter sévèrement les termes, Les entreprises, à leur tour submergées de commandes, se disputent les ouvriers à coups de bonifications qui se répercutent dans les branches industrielles voisines. La fièvre somptuaire qu’est la maladie endémique de la bureaucratie allemande fait monter ainsi la température générale du marché.

Le contribuable moyen, c’est-à-dire l’électeur, ne tire qu’une conclusion pratique des savantes dissertations sur la  » surchauffe « , à savoir qu’il est pressuré bien au-delà de ce qu’il doit à César. Aussi, parmi les quarante motions déposées sur le bureau du Bundestag pour conjurer le péril qui devrait découler de la  » surexpansion « , la plupart proposent-elles des aménagements et des abattements d’impôts directs ou indirects.

C’est sur la priorité à donner aux uns et aux autres que les esprits se partagent.

Il n’est pas sans intérêt d’observer que les socialistes, à quelque nuance près, appuient les projets du ministre de l’économie, tandis que le parti démocrate chrétien, qui se fait l’organe fidèle des milieux industriels, les conteste. Ces derniers en effet préconisent l’expansion permanente des capacités de production par un surcroît d’encouragement aux investissements, tandis que le professeur Erhard et les socialistes voient plutôt, à juste titre semble-t-il, les origines de la crise actuelle – si crise il y a – dans les inégalités du développement économique et social de l’Allemagne d’après guerre. C’est pourquoi leurs suggestions visent davantage à obtenir une meilleure répartition de la consommation qu’à accroître le pouvoir d’achat global.

ALAIN CLÉMENT


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