« Le long avenir de l’euro »


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Avoir une monnaie commune pour faciliter les échanges et fluidifier l’économie a été très tôt une ambition de la construction européenne, mais pour atteindre ce but, il fallait une volonté politique de coordination des politiques économiques et budgétaires et une politique monétaire que les États membres n’étaient pas encore prêts à avoir.

En 1979, le Système monétaire européen (SME) donna des résultats encourageants pendant dix ans. Pendant la présidence de Jacques Delors, un rapport qui porte son nom, préconisait la création d’une Union Économique et Monétaire. Dix années de travail et un Traité ont été nécessaires pour mettre en œuvre le projet qui fut adopté lors du Conseil européen organisé à Maastricht (Pays Bas), en décembre 1991.

Le 1er janvier 1999, l’euro a été créé, mais uniquement pour les écritures comptables et les paiements électroniques. Les pièces et les billets ont été mis en circulation le 1er janvier 2002, dans 12 pays de l’UE.

Le-gouverneur-de-la-Banque-de-France-Christian-Noyer.-©-B.-Guay-AFP.jpg

Le 9 mai 2000, fut une journée particulière. L’Europe célébrait le cinquantième anniversaire de la construction européenne. Président de l’Union des associations d’auditeurs de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN), j’avais invité, à 18 heures, dans l’amphithéâtre Suffren de l’École militaire, le Vice-président de la Banque centrale européenne, Christian Noyer, à faire, devant les auditeurs nombreux, une conférence sur le thème : « Le passé récent et le long avenir de l’euro ». Je présentai notre conférencier en ces termes :

« Monsieur le président, chers amis,

Le 9 mai 1950, à 17 heures, dans le salon de l’Horloge du Quai d’Orsay, un homme grand, frêle, de sa voix sourde, Robert Schuman donne connaissance de la déclaration qui va changer les relations entre les peuples européens, notamment les relations Franco-allemandes, et changer durablement les relations entre les hommes.

Cinquante années ont passé, quel chemin parcouru !

Je vous remercie, Monsieur le Président, au nom des auditeurs de l’IHEDN, d’avoir choisi cette date anniversaire pour nous parler « du long avenir de l’euro ». Depuis deux semaines, on entend tout et son contraire sur la monnaie européenne. Il y a quelques jours, dans le supplément « économie » du Figaro, deux articles « côte à côte » résumaient bien la situation à laquelle nous assistons : L’un, avait pour titre : « Pour la première fois depuis que l’indicateur existe, les optimistes sont majoritaires ». Le moral des Français est au zénith ! A coté, « L’euro est en chute libre », suivi d’un commentaire apocalyptique. Contradictions, logiques ? Qu’en est-il réellement ?

Les auditeurs de l’IHEDN, vous le savez, ont pour mission, depuis cinquante ans, de diffuser l’esprit de défense et d’expliquer à nos concitoyens, avec des mots simples, les choses si compliquées qui concerne la défense de notre pays. La défense est globale, permanente. Pour accomplir cette mission, les auditeurs ont besoin d’être informés, de comprendre, d’étudier. C’est ce qu’ils font à longueur d’années en assistant à des conférences, en participant à des comités d’études. La dimension économique a pris, au fil des années, de plus en plus d’importance. Si l’initiation à l’économie politique s’est développée, la matière est difficile à appréhender. C’est la raison pour laquelle, on entend des mots définitifs, dans la presse, dans la bouche des hommes politiques, de certains industriels, sur les risques potentiels que la baisse de l’euro ferait courir à la construction européenne.

Dans ce que Jean-Paul Fitoussi appelait, il y a quelques jours dans le journal Le Monde, « le tintamarre », les aspects psychologiques semblent l’emporter sur les aspects économiques. C’est sans doute normal, après avoir célébré pendant dix ans le culte de la monnaie forte. La Banque centrale européenne pourra-t-elle gérer sereinement la monnaie d’un espace qui n’a pas de politique économique, de politique étrangère, de politique de défense ? Ce qui unit l’Europe, ces jours-ci, c’est le doute. Cela risque de rendre délicate la présidence française.

Premier Vice-président de la Banque centrale européenne, vous êtes particulièrement bien placé pour nous aider à comprendre les conséquences de cette situation. La fée « Europe » a dû se pencher sur votre berceau, car vous êtes né peu de temps après la déclaration de Robert Schuman. Vous êtes marié, vous avez quatre enfants. Vos études supérieures et la première partie de votre carrière vous destinaient à cette haute fonction : un DES de droit, l’Institut d’Études Politiques de Paris, l’École Nationale d’Administration. Vous entrez à la direction du Trésor où vous vous spécialisez rapidement dans les questions européennes et internationales. Vous avez occupé diverses fonctions et notamment les plus hautes dans plusieurs cabinets ministériels (Balladur, Alphandéry, Arthuis). Vous avez été nommé directeur du Trésor en 1993 et, depuis janvier 1999, vous occupez les fonctions de Vice-président de la BCE. Vous êtes Chevalier de la Légion d’honneur.

Je vous remercie à nouveau d’avoir bien voulu accepter de prononcer cette conférence. Je vous laisse la parole. »

Nécessairement technique, sur un sujet aussi complexe, Christian Noyer, d’une voix douce, qui correspond bien à son physique de « premier de la classe », fut rassurant et convaincant. Nommé Gouverneur de la Banque de France le 1er novembre 2003, mandat qu’il exerça jusqu’en 2015, il a également été président de l’Autorité de contrôle prudentiel, membre du Conseil des gouverneurs et du Conseil général de la Banque centrale européenne, président de la Banque des règlements internationaux (BRI) et Gouverneur suppléant du Fonds monétaire international. Christian Noyer est un des meilleurs spécialistes de l’euro.

Vingt-deux ans après, les événements ont donné raison au Premier Vice-président de la Banque centrale européenne, qui était optimiste, le 9 mai 2000, devant les auditeurs de l’IHEDN. Interrogés régulièrement, 78 % des habitants de la zone euro estiment, aujourd’hui, que la monnaie unique est « une bonne chose ». Le sentiment de défiance qui atteignait 52 % des Français, cinq ans après le lancement de l’euro, est tombé à 17 %.

L’euro a amorti les conséquences des crises économiques et financières : la crise des subprimes en 2008, la dette de la Grèce et maintenant la crise sanitaire de Covid-19. Le « quoi qu’il en coûte », l’endettement massif, n’a été possible que parce que l’euro existe et inspire confiance. Les Français, en très grande majorité, n’ont plus aucun doute. L’euro les a protégés et les a mis à l’abri d’une hausse des taux d’intérêt qui aurait mis à bas l’économie. Les militants du national populisme, adeptes de la dévaluation compétitive, ne font plus recette. Ils ont changé de discours.

Quand, en mai 2019, nous avons publié, Jean-Paul Benoit et moi, des entretiens que nous avions eus sur la question européenne, sous le titre : « L’Europe : l’être ou le néant ? » (ISBN 979-10-95183-00-6 18 €) en vente dans toutes les librairies physiques et numériques et sur Amazon, nous avions évoqué l’euro en ces termes, que, ni l’un, ni l’autre, nous ne changerions aujourd’hui :

Extrait : Vingt ans après la création de l’euro, quel bilan en tirez-vous ? Est-ce un facteur de cohésion ou de dislocation ?

JPB – Si j’avais un titre à donner à l’euro, je dirais : « mirage ou miracle ? ». L’idée que l’Europe devait avoir un instrument monétaire commun n’est pas si récente. Des États ont, à plusieurs reprises dans l’histoire, essayé de créer une monnaie commune. Napoléon III avait fait des propositions… Dans la construction européenne contemporaine, la nécessité d’une monnaie commune est apparue très vite. Il fallut se mettre d’accord sur sa définition, sur les critères d’appartenance, sur la création et les pouvoirs de la banque centrale. Ce fut d’abord le serpent européen. Puis vint l’euro, que Giscard d’Estaing voulut appeler l’ECU pour donner au moins l’illusion que la monnaie commune n’était pas un deutsche mark camouflé. Peut-on dire que l’euro est une idée française qui a mal tourné ? François Mitterrand expliquait à Margaret Thatcher que l’euro allait permettre d’arrimer définitivement l’Allemagne, à l’époque en voie de réunification, à l’Europe. Margaret Thatcher aurait rétorqué : « Prenez garde que ça ne soit pas l’Europe qui s’arrime à l’Allemagne ».

L’euro et les pouvoirs de la banque centrale sont un chef-d’œuvre de l’ultralibéralisme, approuvé à l’époque par Washington. Il fallait surtout éviter que l’euro ne vienne faire concurrence au dollar, monnaie quasi-exclusive dans le commerce mondial. Aujourd’hui, le dollar représente 63 % des réserves des banques centrales et l’euro, quant à lui, compte pour environ 20 % de ces mêmes réserves. L’Union européenne continue à payer 80 % de ses importations en dollars. On en voit les conséquences avec la compétence universelle du droit américain et les difficultés, voire l’incapacité, qu’a l’Europe de sauver l’accord avec l’Iran. La monnaie est un élément majeur de la souveraineté. Il est, par exemple, aberrant que les compagnies européennes achètent des avions européens en dollar et non en euro. À l’Europe de s’atteler à ce problème en engageant une négociation avec ses principaux partenaires commerciaux face aux États-Unis pour libeller en euros une part croissante de son commerce. De plus, l’Europe doit assurer via la banque centrale une liquidité suffisante et accepter l’émission de monnaie. C’est ce que fait la FED avec le dollar

Le dollar assoit son hégémonie grâce à la dette américaine. Il va falloir convaincre les Allemands, enfermés dans leur doxa et traumatisés par le souvenir de l’inflation et de leur débâcle monétaire qui ont conduit au nazisme. Une monnaie commune doit être au service de l’économie. La zone euro a institué sa monnaie sans un système fiscal commun, sans obligations sociales homogènes ni budget propre de la zone euro. La création de l’euro est toutefois, une avancée majeure. Dès qu’un État se constitue, il commence par se doter d’une monnaie et d’une armée pour exprimer sa puissance à l’extérieur et sa cohésion à l’intérieur.

Il y a eu immédiatement un débat, certains arguant qu’il était trop tôt pour créer une monnaie commune, qu’on allait constituer une Europe à deux vitesses. Effectivement, tous les pays n’étaient pas prêts à entrer dans la zone euro. C’est l’Allemagne qui, en fait, a défini les critères d’éligibilité : déficit public inférieur à 3 % du PIB, une dette publique ne dépassant pas 60 % du PIB, une inflation maîtrisée, une indépendance de la banque centrale. On parle des critères de Maastricht, on peut aussi parler du carcan. Un débat devra s’ouvrir sur ces sujets… Des pays n’ont pas pu faire partie de la zone euro ; ils furent 11 au départ, 17 à ce jour. Et parmi ceux qui en ont fait partie pour des raisons politiques, certains se sont retrouvés en infraction, à l’instar de la Grèce.

Par ailleurs, si une Banque Centrale doit être indépendante dans ses analyses des marchés monétaires internationaux et dans ses choix lors de crises monétaires graves, elle doit être au service d’une politique économique. La Banque centrale européenne ne doit pas être un sanctuaire de l’orthodoxie, indifférente aux exigences de l’économie et des problèmes sociaux. Lors de la crise monétaire internationale de 2008, Marco Draghi a inventé le ‘’ Quantitative Easing ‘’, permettant de racheter massivement la dette des États. Il a de ce fait protégé l’Europe d’une crise majeure. Je fais confiance aux Italiens pour respecter le droit en s’affranchissant de ses pesanteurs excessives : il y a la loi et l’esprit de la loi !

Pour conclure sur votre question, l’euro est un facteur de cohésion. Le rôle de la Banque centrale doit être redéfini. La lutte contre l’inflation qui est jugulée en Europe doit aller de pair avec le développement de l’emploi. Inspirons-nous des statuts et du rôle de la Federal Reserve. Il ne serait pas inutile, mais c’est un sujet en soi, d’analyser le rôle des banques centrales dans l’économie mondiale. La zone euro doit être structurée, consolidée, développée pour que la dislocation ne soit pas une menace éventuelle. La zone euro doit être le noyau initial, dur, et stable de l’Europe puissance à construire. Le miracle ne doit pas devenir un mirage…

MD – Je rappelle que dans ces entretiens avec Jean-Paul, je tiens le rôle du « spectateur engagé », pour emprunter à Raymond Aron le titre d’un de ses célèbres ouvrages. En d’autres termes, je ne suis un technicien de rien, et encore moins de la monnaie et du fonctionnement de l’Europe. Je suis un citoyen européen.

Au moment où on fête les 20 ans de l’euro, le mot qui me vient à l’esprit est celui de miracle. Je considère, en effet, que la valeur de cette monnaie est un miracle au stade où en est l’Europe de sa construction. L’euro est né à Maastricht en 1992 au terme de violents échanges, auxquels a succédé un autre combat acharné à Amsterdam en 1997. Il n’était absolument pas évident que cette monnaie puisse voir le jour. Mais il faut aussi avoir en mémoire la mise en garde de Jacques Delors.  « Si vous vous contentez de créer la monnaie et si vous ne créez pas les instruments d’une politique économique, il y aura un problème ». Le problème est apparu immédiatement, faute d’une confiance suffisante. Les marchés avaient encore en tête les aléas du SME et les taux de change flottant du serpent monétaire. Quand il fallut fixer la valeur de l’euro, j’entends encore Valéry Giscard d’Estaing dire « je souhaite symboliquement que soit retenue la parité avec le dollar ». Les experts de la Commission proposèrent, si mes souvenirs sont bons, 1,18 euro pour un dollar (1). Quelque 18 mois après, l’euro avait perdu 20 % de sa valeur. Les souverainistes, qui s’étaient opposés à l’euro à Maastricht et à Amsterdam, eurent beau jeu de prédire la mort de l’euro à brève échéance. Ce ne fut pas le cas.

Pourquoi l’euro, à peine créé, a-t-il été dévalué de 20 % ? Les marchés financiers ne raisonnent qu’en termes de confiance. À l’évidence, ils n’avaient pas confiance parce qu’ils n’avaient pas pris en compte – ce qu’ils auraient dû faire – la corrélation entre la valeur de l’euro et les fondamentaux économiques de l’Europe qui justifiaient sa valeur d’introduction. Les marchés se sont ensuite rendu compte que les résultats économiques du Vieux Continent justifiaient que l’euro remonte. L’euro s’est par la suite stabilisé, avec quelques fluctuations au gré des événements économiques. Le miracle, c’est que malgré les handicaps qu’avait cette monnaie un peu virtuelle, qui ne repose ni sur une politique économique ni sur des instruments économiques, les marchés ont eu confiance et continuent, malgré les difficultés, à avoir confiance. Ils valident sa valeur jour après jour.

JPB – Marco Draghi a conforté cette confiance au moment de la crise en 2008 en déclarant que la Banque centrale européenne rachèterait la dette des États, avec cette phrase désormais célèbre « BCE is ready to do whatever it takes to preserve the Euro ».

MD – C’est en cela d’ailleurs que je ne suis pas tout à fait d’accord avec toi Jean-Paul, quand tu parles de l’indépendance de la banque centrale. Mario Draghi a pris ces mesures contre l’avis des dirigeants allemands. Ce que tu as dit était exact au moment de la création de la monnaie commune, à Maastricht, mais au moment où Mario Draghi prend ces décisions, il agit en toute indépendance car il considérait que c’était son devoir d’agir ainsi, conformément aux textes qui fondent la banque centrale.

JPB – La Banque Centrale doit avoir la capacité de pouvoir prendre une décision autonome, face à une situation technique ou une crise. En même temps, elle doit prendre en compte les paramètres liés à la politique industrielle, au développement et à la lutte contre le chômage. Aux responsables politiques de l’Union européenne de les définir.

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MD – Au moment de Maastricht, on est en pleine réunification allemande. Helmut Kohl, désireux de la consolider, cède sur la création de l’euro, contre son opinion publique très attachée au Deutsche Mark. Il cède en échange de l’aide qui va être fournie à l’Allemagne. Cela nous a coûté très cher, certes, mais les Allemands, traumatisés par ce qui s’était passé dans les années trente, étaient extrêmement attachés à leur monnaie forte.

JPB – Ils ont gagné. C’est un euro-mark !!!

MD – Oui, l’euro a consacré l’hégémonie allemande. Notre voisin outre-Rhin est sorti gagnant dans de nombreux domaines, notamment avec la politique agricole commune. La création de l’euro a boosté l’agriculture allemande et défavorisé l’agriculture française.

Pour conclure sur ce point, l’euro repose sur un contrat de confiance avec les marchés financiers, mais également avec les populations. Contrairement à ce qu’affirmait la représentante du Front National, les sondages montrent qu’une grande majorité des populations européennes est attachée à la monnaie unique, en dépit du bouleversement qu’a constitué l’arrivée de l’euro dans la vie quotidienne des Européens. L’euro est même, je le pense, le principal ciment de l’Europe à l’heure actuelle. C’est le contrat de confiance entre les États membres de la zone euro. Le pacte de stabilité, décidé à Amsterdam, a contraint les Etats-membres à avoir le même sens des responsabilités. Ce ne fut pas suffisant. On a craint, au moment de la Grèce, que ce contrat de confiance entre les États soit rompu, entre une Allemagne attachée à l’orthodoxie budgétaire et certains pays prenant plus à la légère les contraintes du pacte de stabilité. L’euro aurait pu exploser par rupture du contrat de confiance.

« Le long avenir de l’euro » est aujourd’hui, une réalité.

(1) Depuis le début de l’année 2021, l’euro s’est affaibli par rapport au dollar américain, passant d’environ 1,23 dollar à son taux de change aujourd’hui de 1,13 dollar. Attention, cependant, à l’inflation…

 

 


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