La vie à Dinan sous l’Occupation

« On va avoir la guerre »

Dinan est une ravissante cité médiévale entourée de verdure et de clochers. «  La clef de ma cassette », disait, parait-il, la duchesse Anne, fière de cette ville prospère au Moyen-Age. Des remparts imposants, un fossé rempli d’eau, une levée de terre protégeaient la ville. En 1745, cette butte fut remplacée, à l’initiative de Duclos, par les Petits et les Grands Fossés plantés d’ormes. La défense de la ville était assurée, à l’origine, c’est-à-dire en 1382, par le château fort et le mur d’enceinte flanqué de cinquante-quatre tours et percé de cinq portes.

Mon père, en arrivant dans cette ville, le 27 octobre 1937, eut certainement  un regard d’ingénieur sur le viaduc de granit, long de 250m, porté par neuf hautes piles reliées entre elles par dix arches harmonieuses qui coupe la profonde vallée de la Rance. A la mairie, Il ne tarda pas à découvrir que son prédécesseur, Monsieur Desrousseaux, révoqué, était parti depuis six mois. C’est long, le travail qui l’attendait était considérable.

Le maire, qui l’avait recruté,  était, depuis 1929, Michel Geistdoerfer ; un homme autoritaire, souvent coléreux, mais très dynamique et qui exerçait son mandat avec passion. Il était également député et présidait la commission de la marine marchande à l’Assemblée Nationale. En quelques années, il avait transformé une ville assoupie, en ville élégante, fleurie, moderne. C’était un très bon gestionnaire qui, à moindres frais, avait, édifié un Hôtel des Postes, construit une gare, des habitations à bon marché, des équipements sportifs, agrandi l’hôpital, fait reculer la tuberculose et favorisé le tourisme.

A un journaliste qui lui posait cette question, quelques jours après l’arrivée de mon père à Dinan : « On a dit que vous traitiez votre ville comme un palimpseste ?, »  Le député-maire avait répondu : « C’est vrai. Je voudrais ressusciter encore bien des vestiges médiévaux recouverts ou effacés. Ils en valent la peine. De plus en plus, les touristes viennent admirer les richesses archéologiques de notre cité. »

Michel Geistdoerfer était né le 14 Avril 1883 à Dinan dans une famille républicaine et laïque, d’origine alsacienne, installée dans cette ville depuis 1830. Etudiant à la faculté de droit à Rennes, il avait manifesté en faveur de Dreyfus au moment où le  deuxième procès se déroulait dans la capitale bretonne. Fondateur de l’Union des Etudiants Républicains, il écrivait dans «  Le Petit Bleu de Dinan », organe de propagande laïque, démocratique et sociale, fondé par Charles Pleven, oncle de René Pleven. Diplômé de l’Institut de Sciences Politiques de Paris il était devenu, en 1906, rédacteur à la Préfecture de la Seine, puis, en 1910,  chef du secrétariat de l’administration chargée des affaires municipales. Imprégné des valeurs socialistes, fervent admirateur de Jean Jaurès, il avait adhéré à la CGT. Bien que réformé, il s’était engagé en 1914 et avait combattu sur le front français et en Italie où ses mérites furent reconnus par les deux Croix de Guerre française et italienne. En 1927, il avait fondé « Dinan-Républicain », un journal local qui défendait les valeurs de la gauche, les réformes sociales, la République et la laïcité. C’est, naturellement à Dinan qu’il se présenta et fut élu lors des élections législatives de 1929. Athée, anticlérical, pacifiste, mais patriote, radical-socialiste, favorable au vote des femmes, il devait se battre  quand lui étaient opposés son origine alsacienne, son nom à consonance allemande, sa propriété sur l’île d’Ouessant, etc.

Michel Geistdoerfer était de gauche, proche des socialistes et des communistes. A l’Assemblée il était le défenseur des marins et des pêcheurs en sa qualité de président de la commission de la Marine Marchande. Il présidait également l’Association des grands ports français. Les Dinannais lui devaient, notamment, l’installation dans leur ville  d’un certain nombre de services de la BNCI (ex BNP) que dirigeait M. Savé, un ami de mes parents.

D’’un caractère sans doute trop entier, Michel Geistdoerfer n’était pas économe de ses inimitiés. Sa devise aurait pu être : « Oderint dum metuant ». Il faut dire qu’il fut tout au long de sa carrière politique la cible de multiples campagnes de la part de ses adversaires qui ne pouvaient admettre sa présence à la tête de la ville, du canton, de la circonscription. En 1927, avait-il écrit dans son journal «  j’ai été menacé de mort pendant des mois. Je devais être tué comme un chien si je me rendais à telle ou telle réunion politique. Si j’étais élu au Conseil Général je devais être abattu le soir même à coup de revolver. Ces tristes sires n’ont pas encore compris à quel point je méprise tout ce qui vient d’eux… Plus ils m’attaqueront, plus ils me trouveront dressé contre eux pour le bien de ma ville et le service de mon idéal. Car ces pauvres bougres sont incapables de comprendre ce qui dépasse leur basse stupidité et leur sordide égoïsme ».

Pour seconder le maire sur le plan technique, il y avait M. Laflame, adjoint aux travaux, un homme intelligent mais usé et M. Couillaud, un contremaître actif mais qui avait, lui aussi, l’intention de quitter la ville, ce qu’il fit rapidement.

Chaque jour, en fin de matinée, le député-maire recevait dans son bureau du premier étage, le secrétaire général et mon père qui était impressionné par les colères de Monsieur Geistdoerfer, en particulier contre Daladier. Le maire était très inquiet de l’évolution de la situation internationale.

Jeune ingénieur ETP, mon père n’imaginait certainement pas, quand il avait posé sa candidature pour ce poste, qu’il aurait à faire face à tant de difficultés. Le député-maire avait fait beaucoup pour sa ville mais il épuisait ses collaborateurs. De nombreux chantiers avaient été ouverts mais n’étaient pas terminés. Dans une longue note au maire, mon père avait passé en revue tout ce qui devait être fait à brève échéance : des travaux dans les collèges de filles et de garçons, dans presque toutes les écoles primaires où des escaliers, des murs, des préaux étaient dans un état déplorable et présentaient des risques, la voirie laissait à désirer, les chevaux de la ré purgation étaient presque tous à remplacer, il manquait de bons jardiniers pour des jardins publics dont l’étendue est importante, les égouts avaient un débit insuffisant et l’évacuation des eaux de pluie posait régulièrement des problèmes, un stade était à créer, le cimetière à agrandir, le plan d’alignement était à refaire. Quant au personnel, sa compétence et sa tenue laissaient à désirer. Parmi les fournisseurs de la ville, il fallait éliminer les « fumistes » et reprendre en main ceux qui se croyaient indispensables ; sans parler des dispositions à prendre dans le domaine des réfugiés, de la défense passive et de la signalisation. »

Mon père était malgré tout sous le charme de cette petite ville. De la fenêtre de son bureau de l’Hôtel de ville, il avait une vue panoramique sur la place Duclos. Sur la gauche, il pouvait voir l’entrée des Petits-Fossés, un beau jardin public aux pieds des remparts. En face, la Poste  et le café-cinéma « le Celtic », toujours très animé, surtout le jeudi, jour du marché. Ce jour-là, la ville changeait de visage. C’était, sur cette place notamment, un rassemblement d’exploitants agricoles venus vendre leur production dans une ambiance où se mélangeaient les conversations en breton, le bruit des animaux, les bouses de vache, le crottin de cheval et les odeurs de toutes sortes. Sur la droite, mon père pouvait apercevoir les énormes récipients en verre contenant du liquide rouge pour l’un et jaune pour l’autre de la pharmacie Rochereau. Devant lui, la statue de Jean de Beaumanoir entourée de bancs et de parterres de fleurs. Sous ses yeux, devant la fenêtre de son bureau, l’octroi, avec sa bascule. Au fond de la place, au-delà de la statue, il y avait « Le Caïffa » et ses sacs de café, au coin de la rue Thiers.

Mais, décidemment, le poste n’était pas de tout repos. Les problèmes auxquels il était confronté étaient nombreux. La Ville faisait exécuter en régie municipale les petits travaux de voirie et confiait les gros à des entreprises. Pour les travaux de pavage, il avait consulté quelques entreprises, comparé leurs méthodes de travail et visité leurs exploitations de matériaux. Les pavages furent refaits de telle sorte qu’ils aient une couleur homogène pour une section déterminée, en accord avec l’intérêt des lieux. Des pavés neufs furent ajoutés à ceux qui étaient réutilisables, les pavés éliminés furent stockés. Il les fit retailler à bon compte par un tâcheron et ces pavés furent utilisés par les deux paveurs de la Ville. Son camarade de promo, Jobelin, directeur de la voirie de Rennes, mit mon père en relation avec un groupe de trois paveurs, très bons tacherons, qui exécutèrent une part des travaux. Tous les pavages faits par l’entreprise furent cylindrés avant mise en service. Pour tous les transports, mon père disposait des six tombereaux à cheval de la ré purgation. Pour le cylindrage, il avait un gros cylindre de pierre auquel s’attelaient cinq ou six hommes, tels les bateliers de la Volga…Il obtint du Conseil municipal l’autorisation d’acheter un camion à benne basculante et un cylindre Albaret de 4,5 tonnes mû par un moteur à essence de 12 cv.

Rue Leconte de Lisle, qui avait toujours été un cloaque du fait de l’égout des arbres de la Promenade des Grands-Fossés, mon père fît faire des murets pour fixer les pieds de talus et l’entreprise fit la chaussée en macadam-mortier, technique dont le chef de chantier avait une très bonne maîtrise. Pour la Place de la gare, qui devait être remise par la Ville à la SNCF, et qui était en très mauvais état depuis qu’une troupe montée avait fait disparaître le revêtement superficiel au grand étonnement des chevaux, il confia les travaux à une entreprise. La Place Saint-Sauveur, qui ressemblait alors à un champ labouré, fut refaite en dalles de porphyre. Maître Salmon, le notaire, s’était plaint au maire, du très mauvais état de la rue Sainte-Barbe. Celui-ci arriva à la mairie et somma mon père de la mettre en état dans les trois jours. Mon père refusa et demanda un mois, pour qu’on cesse d’y revenir tous les quatre matins. Ce qui fut fait. Le bricolage en cette matière est très coûteux à terme et ne donne jamais satisfaction.

L’enlèvement des ordures ménagères était assuré par les six tombereaux. Pour la desserte des rues du Jerzual et du Petit-Fort, très en pente, un des tombereaux était équipé de patins en acier que l’on poussait sous les roues, pour faire glisser le tombereau sans risque jusqu’au bas de la descente. Les imputrescibles étaient enlevés le mercredi et vidés dans une carrière près de la route de Quévert. Les autres ordures étaient vendues, soit fraîches, soit « consommées », c’est- à-dire réduites par la fermentation, aux cultivateurs de la région.

Le principal problème était celui de l’eau. Peu de temps après son arrivée à Dinan, un matin, à l’aube, un agent de police vint chercher mon père. L’étang du Val était presque vide et les pompiers envoyaient dans la prise, l’eau qu’ils puisaient au-dessous de celle-ci. La face amont du barrage avait eu des défaillances et l’on ne voyait pas où l’eau s’était écoulée. La ville n’avait plus d’eau. Mon père fit faire les réparations les plus urgentes, la pluie survint et ce fut la fin de l’alerte. Mais malgré les gros travaux faits avant son arrivée, la ressource en eau était insuffisante. Le docteur Boucher, après avoir téléphoné au député-maire, dit un jour à mon père, à la fin de l’année 1938, qu’il avait carte blanche pour assurer l’alimentation en eau de la Ville. Mon père demanda un crédit de 90 000 F et se mit au travail. Il fit inverser le réseau pour réaliser un refoulement-distribution à partir de la Rance. En quarante jours, et beaucoup de pièges et d’émotions, ce fut fait. Il ne restait plus alors que deux jours d’alimentation en eau de la Ville. Mon père se rendit alors à Quévert, où le maire déjeunait avec le Comice, pour lui dire que l’installation fonctionnait.

De ce jour commença pour mon père un souci qui sera constant pendant tout son séjour à Dinan. Il avait conservé les nombreux rapports, expertises, délibérations du conseil municipal relatifs à ce problème récurrent qui peuvent être résumés en quelques mots écrits de sa main, au mois de novembre 1937: « L’usine des eaux est en bon état, les ressources sont suffisantes mais insuffisamment captées car la consommation augmente avec une rapidité effrayante. Le réseau est de bonne qualité, les fuites peu nombreuses mais un grand fouillis subsistera longtemps dans les installations de branchements. »

Pour ce qui concernait les égouts, la station d’épuration ne fonctionnait pas très bien au moment de son arrivée à Dinan. Il fit ajouter un système d’injection d’air entre les décanteurs et les sprinklers. Deux hommes, munis d’une petite charrette contenant un outillage complet et des produits d’hygiène, assuraient l’entretien permanent des égouts et un homme celui de la station d’épuration. Enfin, les bâtiments municipaux avaient été mal entretenus et les jardins publics étaient dans un état déplorable.

Telle était la situation à laquelle mon père eut à faire face dès son arrivée à Dinan. S’ajoutaient à ces soucis quotidiens, l’évolution très inquiétante de l’état de santé de sa jeune femme et l’état de désespoir dans lequel était plongée Simone,  la sœur jumelle de ma mère qui les avait suivis à Dinan. Simone imaginait le pire, c’est à dire le décès de sa sœur dont elle ne pouvait se passer. Que deviendrait-elle ? Cette perspective lui était insupportable. Les deux sœurs, orphelines à treize ans, perdirent leur sang-froid. Une nuit d’insomnie et de souffrance, ma mère entendit une voix blanche, surnaturelle, venue de l’au-delà, accompagnée de bruits de chaînes, lui dire qu’elle mourra, à petit feu, d’une longue maladie. C’était un cauchemar, une hallucination. Mon père n’avait rien entendu. Sa femme était convaincue  qu’il s’était redressé et assis dans le lit quand il avait entendu cette voix lui aussi.  Il ne parvenait pas à ramener les deux sœurs à la raison.

Au comble du désespoir, dans la nuit du 1er au 2 avril, Simone avala un tube de Gardénal. Le lendemain matin, c’était le drame ; elle était inanimée. Lavage d’estomac, tentative de réanimation, rien n’y fit. Le décès fut constaté. Mon père eut à faire face au choc que ce suicide avait provoqué chez sa femme et aux conséquences de toutes sortes : l’enquête de police, la place de la religion en Bretagne, l’enterrement, autant d’épreuves qui venaient s’ajouter à l’inquiétude que la maladie suscitait.

Sept mois seulement s’étaient écoulés depuis leur arrivée à Dinan. Des mois qui avaient compté double, triple, des mois qui avaient modifié profondément la vie de ce jeune couple. Mon père avait trente ans, Ma mère en avait vingt-huit. Le temps présent, bien sombre, avec des bruits de bottes en Europe, augurait mal de l’avenir. Cependant, le mélange d’adversité et de bonheur construit un homme.

Ma mère était convaincue que tant de malheurs, tant d’épreuves, ne pouvaient être le fait du hasard. Elle avait en permanence l’impression que sa vie était un labyrinthe où se perdaient tous les chemins qu’elle empruntait. Rien ne pouvait s’y opposer, ni les prières, ni les promesses. Tout lui semblait écrit. Elle devait accomplir sa destinée.

Pour mon père, croire à la destinée, c’était se priver de sa liberté, c’était l’asservir. Il voulait diriger sa vie, être maître de son destin malgré les difficultés. Il considérait qu’il est dangereux de penser que le destin ait le pouvoir de diriger sa destinée. L’unité de son caractère lui interdisait de croire à la fatalité.

Ma mère admirait sa force, mais ne se sentait pas capable de suivre son raisonnement. Elle découvrait qu’on ne meurt pas seulement seul, on vit seul. Après avoir, très jeune, perdu ses parents, elle souffrait, physiquement et moralement, et ne comprenait pas pourquoi son existence était trempée de larmes. Elle aurait lâché prise si elle n’avait pas ce fils qui était devenu sa raison de vivre. Elle ne voulait pas mourir. Elle voulait le voir grandir. C’était une promesse de bonheur pour elle et pour son mari.

Rue Beaumanoir, les Buchon, chez qui mes parents habitaient depuis leur arrivée à Dinan, soutenaient ma mère et s’occupaient de ce petit garçon, plein de vie, qui les amusait. Au mois de mai, l’état de santé de ma mère s’améliora. Elle souffrait moins et pouvait se tenir debout entre de longs moments passés sur une chaise longue Ils envisagèrent de quitter ce logement où le drame avait eu lieu et où la présence de Simone était permanente. Mon père confia à Me Salmon, notaire, le règlement de la succession de Simone qui avait déposé dans son étude, le 21 mars 1938, c’est-à-dire quelques jours avant son décès, un testament olographe. Dans ce testament, Simone précisait «  qu’elle donnait ce qu’elle possédait à sa sœur mais tenait à ce qu’à son décès son avoir revienne au Centre antituberculeux de Paris ».

Pendant que mon père réfléchissait au travail qui l’attendait, il ne pensait pas à ses difficultés familiales. Pourtant, l’état de santé de ma mère se dégrada à nouveau. Au mois de juillet ils quittèrent la rue Beaumanoir et emménagèrent dans un appartement de cinq pièces au deuxième étage d’un immeuble récent de la rue du Sergent  Gombault. C’est une rue calme, près des casernes ; l’immeuble, en granit, est élégant avec des bow-windows en façade. Un déménagement est toujours une rupture. Celle-ci, malgré les nuages qui s’amoncelaient sur l’Europe, était prometteuse d’une vie nouvelle loin des Buchon, un peu envahissants, et des souvenirs douloureux.

Les événements se précipitèrent. Ouest-Eclair, le quotidien régional, dans sa livraison du 29 septembre 1938, titra sur cinq colonnes « Suprême demande en faveur de la paix. MM. Daladier, Chamberlain, Mussolini et Hitler se rencontrent aujourd’hui à 15h à Munich. L’activité diplomatique était intense. Roosevelt avait adressé un nouveau message d’apaisement à Hitler pour que le pire soit évité. L’Europe était au bord de la guerre. »

Le 4 octobre, à l’issue d’un débat qualifié d’historique, la Chambre approuva par 535 voix contre 75 la politique de paix du président Daladier. Après avoir exposé, dans une déclaration émouvante, les efforts de son gouvernement dans l’affaire des Sudètes, le Président du Conseil fit appel à l’union de tous les Français.

Dans les jours qui suivirent, il apparut évident qu’il fallait protéger les civils et distribuer des masques à gaz. Le maire reçut des instructions assez générales sur la « défense passive » et donna à mon père et à M. Chapalain, le capitaine des pompiers, une grande liberté d’action.

Les chefs militaires, habitués à commander des hommes jeunes et forts n’étaient pas habitués à intervenir auprès des populations civiles composées de femmes, d’enfants, de vieillards et de personnes handicapés. Les bonnes caves de la ville furent recensées, comme partout en France, et mon père fit aménager le sous-sol de la mairie en creusant pour obtenir une hauteur sous plafond de deux mètres et en coulant une dalle en béton armé capable de protéger contre le coup au but d’une bombe de 50 kg ou contre l’éboulement de l’immeuble.

Tous les postes essentiels, vitaux, étaient occupés par des « affectés spéciaux ». L’affectation spéciale s’appliquait à des hommes en âge d’être mobilisés mais dont le maintien à leur poste était jugé indispensable. Le 7 novembre, Gilbert reçut l’arrêté de son affectation spéciale.

Comment a-t-on pu en arriver là? La droite, par peur du communisme, cherchait un accord avec Hitler. La gauche, pacifiste, se ralliait à une politique de défense nationale plus ferme. « Munich », avait dit Léon Blum, « n’a été qu’un lâche soulagement. » Pourtant, Paul Reynaud, qui avait remplacé Daladier, bénéficiait d’une conjoncture mondiale plus favorable au début de l’année 1939 et s’efforçait de sortir la France de la crise. Mais le désenchantement, la morosité, planaient sur le pays. C’était vrai pour la classe ouvrière mais c’était aussi vrai pour la bourgeoisie qui avait peur.

Au moment des accords de Munich, Michel Geistdoerfer n’avait pas pu faire autrement que de voter avec son groupe parlementaire qui soutenait Edouard Daladier, mais, quelques jours plus tard, dans son journal,  il exprima sa certitude que «  l’accord de Munich au lieu de garantir l’avenir, n’a été qu’une grave humiliation pour la France… Nous pouvons aujourd’hui juger le mal… La France ne traite pas d’égale à égal avec l’axe Berlin-Rome. Ce ne sont que des abandons, ce sont de véritables mutilations qu’on lui impose. L’abandon de la Tchécoslovaquie a été une lourde faute ».

Les films qui passaient exprimaient le sentiment de fatalité qui envahissait les esprits : « Quai des brumes », « Le jour se lève », « Remorque ». Plus personne ne maîtrisait son destin. « On va avoir la guerre. », revenait dans toutes les conversations. La France était résignée, incapable de résister et surtout mal préparée à une confrontation.

Depuis le début de l’année 1939, ma mère allait de rechutes en améliorations. L’opération était maintenant inévitable. Heureusement, mes parents avaient des voisins charmants, d’une gentillesse et d’un dévouement rares. Ils s’occupaient de moi quand cela était nécessaire. Les Horbette, notamment, qui avaient deux enfants, Yvonne et Jean, un peu plus âgés que moi, étaient particulièrement serviables.

Depuis que mes parents habitaient rue du Sergent Gombault, ils employaient une très jeune fille, Alice, qui n’en faisait un peu qu’à sa tête. Mon père écrivit à sa mère, madame Le Moine, qui lui répondit le 4 avril : « Je m’excuse de vous avoir demandé de l’augmentation pour ma fille. Je ne savais pas que vous lui aviez donné toutes ces choses. Elle ne me dit rien et ne m’écrit presque pas. Je regrette de ne pas vous avoir écrit plus tôt mais comme elle était placée par M. Guérin, je ne m’en occupais pas. Je ne suis pas sans-travail; j’ai sept enfants dont Alice qui est grande et qui devrait être raisonnable. Quant à sa conduite, je suis bien peinée car elle n’est pas trop belle. J’ai confiance en ce que vous me dites. Je lui écris en même temps qu’à vous et je lui fais des remontrances. Je vous demanderai Monsieur Desmoulin d’être très sévère vis-à-vis d’elle. Ne craignez pas de la commander et serrez-la de près; surtout qu’elle ne sorte pas le soir, même le dimanche. Exigez qu’elle soit toujours rentrée pour 7h et ne lui permettez pas de sortir après le souper. Je ne veux pas qu’elle se conduise ainsi. Donc, je vous donne toute autorité sur elle. Ne la ménagez pas. Si sa conduite ne change pas, je serai obligée d’agir de manière à ce qu’elle reste tranquille. Quant à son argent, j’exige qu’elle m’envoie 50F tous les mois. Je voudrais bien aussi qu’elle en mette un peu de côté et qu’elle le place sur un livret de Caisse d’Epargne. Elle n’a pas besoin de tant d’argent à gaspiller. Elle n’a pas besoin de dépenser pour s’habiller puisque vous lui avez donné beaucoup d’habits. Je vous remercie d’avoir été aussi bon avec elle. Donc, Monsieur Desmoulin, je compte sur vous pour veiller sur sa conduite. Vous voudrez bien me tenir au courant de ce qu’elle fait. »

Nombreux étaient déjà ceux qui, porteurs d’un fascicule spécial de mobilisation,  avaient revêtu l’uniforme militaire comme au moment de l’Anchluss et de Munich.

Pendant que ma mère était hospitalisée à Rennes, à la clinique de la Sagesse, la clinique du professeur Marquis, je suis allé à Mordelles, près de Rennes et au bord de la mer, à Dinard, avec la famille Horbette. Juché sur un âne ou entouré de pâtés de sable sur la plage, j’offre, sur des photos, le visage d’un petit enfant heureux et insouciant.

Depuis que la bande des Ponts et Chaussées de Blois et du café de l’Agriculture m’avaient « baptisé » « Poupou », dans les jours qui avaient suivi ma naissance, tout le monde m’appelait « Poupou ». Ces jeunes ingénieurs  avaient constaté que j’avais  de grands pieds comme le petit-fils du  président Lebrun, que le Canard Enchaîné appelait Poupou. Ce surnom me restera jusqu’en 1954, date à laquelle je décidai de ne plus répondre quand mes parents, surtout ma mère, m’appelaient par ce gentil et affectueux surnom.

Ma mère avait peur. Une heure avant l’opération, le Père Grangette, dominicain, maria religieusement mes parents en présence de deux témoins, monsieur et madame Dard un industriel de Dinan. Le professeur Marquis constata que les trompes étaient altérées par la maladie et les ovaires criblés de kystes, surtout à gauche. Il procéda à l’ablation de l’utérus et des ovaires. Je n’aurai pas de frères et sœurs. C’était une déception supplémentaire pour mes parents qui auraient voulu avoir plusieurs enfants. Quelques jours après l’opération, j’ai été autorisé à me rendre à la clinique.

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