» La Mort des autres « , de Jean Guéhenno


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Grasset présente ainsi  » La Mort des autres « , de Jean Guéhenno, sur son site.

Changer la vie, dont on n’a pas oublié le succès, était un récit pathétique. La mort des autres, que voici, est un livre à la fois violent et généreux, une méditation soignée. La mort des autres, c’est la guerre. Ceux qui ne la font pas mais seulement la regardent faire peuvent seuls en parler sur le ton de la célébration. Cinquante ans après, Jean Guéhenno déclare n’en être pas encore guéri et le ressouvenir des années 1914-1918 commande tout son livre. Le ressouvenir est autre chose que le souvenir. Il implique on ne sait quel ressentiment, quel remords, quelle révolte. On remâche un mal qui n’est plus que le mal. « Je n’ai pas accepté de guérir de la guerre, écrit-il. Je n’ai pas cessé de m’y sentir « engagé ». J’en ai gardé la mémoire active, si je puis dire, et toute ma peine a été justement de la voir devenir histoire, un monstrueux conformisme du souvenir, ce « redoutable suffrage universel historique » dont parlait Péguy, des discours, des monuments, des cérémonies… Nous ne supportons que des souvenirs avec lesquels nous puissions vivre. »

Ce livre est une protestation contre cette espèce de dégradation. Jean Guéhenno essaie, pour comprendre, de dénouer ce nœud de passions contradictoires, imbéciles que fut la guerre, et cela le conduit à analyser les plus grands témoignages, deux de Jaurès, de Péguy, de Barrès, de R. Rolland, d’Alain, de J.-R. Bloch, de Trotsky, de Lénine, celui de Henri Bouché à qui ce livre est dédié, celui d’un camarade de l’Ecole Normale, tué en 1916, Marcel Etévé. Le livre s’achève par une confrontation, un dialogue de l’homme qu’il est devenu et de l’homme qu’il était en 1915, dans la tranchée, et qui lui demande des comptes. Qu’avons-nous fait, après cinquante ans, pour la paix, pour la guerre ne soit plus possible ?

Le 20 avril 1968, un mois après la parution du livre,  le 19 Mars 1968, c’est Pierre-Henri Simon de l’Académie française, qui l’avait présenté, dans le journal Le Monde.

 » La Mort des autres « , de Jean Guéhenno

À vingt-quatre ans, Jean Guéhenno est sorti de l’École normale pour revêtir un uniforme de sous-lieutenant d’infanterie et pour faire la guerre. Il y a de cela un peu plus d’un demi-siècle, et non seulement il ne l’a pas oublié, mais, comme il le dit dans son dernier livre, la Mort des autres (1), il n’en est pas guéri. Ce souvenir lui pèse encore, comme une gêne si intolérable qu’il lui a fallu attendre un certain courage, propre à la vieillesse, pour oser enfin en parler longuement, franchement, comme on débride un abcès. Certes, dans l’ensemble d’une œuvre où les réflexions sur sa vie, sur son expérience d’homme, tiennent une si grande place, il lui arrivait parfois de toucher à son épreuve militaire, à cette blessure de son âme. C’est, je crois, dans Journal d’un homme de quarante ans qu’il a laissé passer cet aveu assez terrible :  » Une pensée plus nette, un cœur plus ferme, auraient refusé de servir. C’était alors la mort certaine. C’est ce que je ne voulais pas. J’ai suivi le troupeau.  » Il n’aurait su dire plus nettement son éloignement de l’héroïsme du soldat et son refus du lyrisme dont on l’enveloppe d’habitude. Celui qui a fait la guerre dans l’enthousiasme ne sera jamais rassasié de la fierté d’être un ancien combattant ; celui qui l’a faite par contrainte et dans le désespoir, même si, comme ce fut le cas du lieutenant Guéhenno, il s’y est tenu correctement, en a honte.

C’est bien un remords qui court en frisson sous les deux cents pages de la Mort des autres. Un remords qui s’analyse, s’interroge, se nuance, se nettoie de tout ce qu’il pourrait entraîner de mou et de vil, mais qui n’en est pas moins un poids sur la conscience. La mort des autres ? Il ne s’agit pas tant des ennemis que l’on tue que des amis qu’on a laissé tuer et à qui on accepte, avec un lâche soulagement, de survivre. On pense au discours d’Hector sur la cendre des morts dans La guerre de Troie n’aura pas lieu :  » Nous sommes les vainqueurs. Cela vous est bien égal, n’est-ce pas ? Vous aussi, vous l’êtes. Mais nous, nous sommes les vainqueurs vivants. C’est ici que commence la différence. C’est ici que j’ai honte.  » Le scandale de la mort des autres, pour Guéhenno, c’est l’espèce de psychose collective qui rend d’abord la guerre possible et dont la guerre accroît la violence : cette sacralisation de la mort du soldat, qui commence dans les poèmes appris à l’école – Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie… Heureux ceux qui sont morts pour les cités charnelles, – qui se continue non seulement à la caserne, mais dans la littérature, chez les philosophes eux-mêmes, et qui déborde en éloquence chez les journalistes, les hommes d’État, devant les monuments aux morts et les flammes du souvenir : éloquence de survivants décorés ou de civils protégés qui donnent à l’hécatombe sinistre des jeunes gens le contrepoids d’un lyrisme dérisoire. Ainsi oublie-t-on que la guerre est  » une sottise et un crime  » ; ainsi sont  » conditionnés  » pour le métier de tuer et le destin de périr dans la fleur de l’âge des hommes qui feront  » tous ensemble ce qu’aucun d’eux, séparément, ne voudrait faire « , de sorte que leur histoire cesse de coïncider avec leur vraie vie.  » Nous étions trente et un camarades dans ma promotion à l’École normale, écrit Guéhenno, trente et un  » du même ban « , comme aurait dit Péguy. Vingt-quatre furent mobilisés. Neuf furent tués. Neuf furent blessés. On mesure, quand on a ainsi appartenu à une  » fraternité « , à une hétairie de jeunes hommes, ce que fut le malheur et ce que vaut la littérature qui prétend le justifier. « 

Ces propos, si on ne les remettait pas dans leur contexte, pourraient paraître sacrilèges à certains lecteurs. En fait, comme nous allons le voir, Jean Guéhenno, avec son honnêteté admirable, ne simplifie rien et ne cesse de chercher scrupuleusement ce qui demeure de valeurs authentiques au cœur d’un idéalisme dangereusement faussé. Mais la violence de sa révolte apparaît doublement justifiée par deux faits évidents. Le premier est que la guerre qu’on l’a obligé à faire, qu’on aurait voulu qu’il fit dans l’enthousiasme d’un service des hautes valeurs, plus précieuses que la vie même, fut la plus absurde des guerres : la moins inévitable si les hommes d’État européens eussent regardé les choses avec sang-froid et bon sens, la plus directement provoquée à la fois par des fantasmes d’honneur et des intérêts sordides. Dans ses formes et ses excès, la seconde guerre mondiale a été plus barbare, plus tragique et plus destructrice que la première ; du moins se justifiait-elle davantage par un conflit d’idéologies, par une sorte de fatalité du processus historique, où l’irrationnel était au-delà, non en deçà de l’intelligence. Au lieu que le grand ballet sanglant de 1914-1918 a été une pure folie, où les nations de l’Europe, à l’acmé de leur prospérité et de leur culture, se sont entre-déchirées sans nécessité spirituelle, têtues comme des chèvres affrontées sur un précipice, et ont dû grimer de mensonges et de nuées sublimes des intentions mal calculées et mal définies. Sur un autre point, la thèse de la Mort des autres demeure juste et noble : quand une nation subit la dure loi de la guerre, sa dignité devrait être dans le silence plus que dans les mots, et l’échauffement oratoire des séances d’assemblées ou d’académies, des prêches et des commémorations, est peut-être encore, dans l’ordre psychologique et moral, une nécessité, mais c’est la plus triste et la plus déshonorante de toutes. Ce ne sont pas, généralement, les combattants qui éprouvent le besoin de parler, mais les civils pour se donner le ton du courage, et les officiels pour se justifier. Le patriotisme, l’héroïsme ou, plus simplement, le sacrifice accepté sont des sujets d’éloquence où ne convient que la litote. Je renvoie encore à Giraudoux, qui fut l’un des premiers à le sentir, et qui l’a dit mieux que personne.

Au jugement du critique, les pages les plus objectives et les plus éclairantes de l’ouvrage sont celles où Jean Guéhenno analyse l’attitude de quelques hommes d’action et de pensée devant la guerre : Jaurès, Péguy, Alain, Rolland, Barrès, J.-R. Bloch, en particulier. Avec une maîtrise où l’on reconnaît outre le talent de l’écrivain, le métier du grand professeur, habitué à regarder les cimes et à en cerner précisément les contours, il sait chaque fois, en quelques pages ou en quelques phrases, saisir le trait caractéristique ou l’idée dominante. Jaurès est vénéré comme l’homme qui n’a pas seulement détesté la guerre, mais l’a vue lucidement venir et a tendu ses actes et sa parole puissante à l’empêcher : qu’il en ait été, assassiné, le premier mort, c’est en effet un symbole d’une grandeur tragique. J’incline, quant à moi, à penser que le fou qui a supprimé le prophète de l’Internationale comme traître virtuel et, cas plus grave, Péguy qui avait écrit la phrase fameuse :  » La politique de la Convention nationale, c’est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix « , je pense, dis-je, que cette haine fanatique n’était pas seulement odieuse, mais inutile : Jaurès, dans la guerre, avec son émotivité puissante, son côté peuple accroché à la terre et son côté humaniste sensible à l’héroïsme antique, n’aurait jamais invité l’armée à mettre la crosse en l’air, et c’est plutôt une ample Marseillaise idéaliste et démocratique qui serait passée par son éloquence pour inviter les ouvriers et les paysans de France à gagner sur les junkers prussiens la dernière guerre de l’Europe.

Avec Romain Rolland, Guéhenno est en sympathie, comprenant profondément ce dont a souffert ce grand civilisé, nourri de culture universelle : le scandale des élites européennes  » bafouillant  » dans les deux partis, les clercs attisant les fureurs paniques des foules. Vingt pages donnent une analyse remarquable du cas d’Alain, cet idéaliste qui a besoin de s’accrocher à l’expérience, et ne portera sur la guerre les jugements les plus durs qu’après s’être imposé de l’avoir faite, engagé volontaire à quarante-six ans. Devant J.-R. Bloch, c’est l’étonnement de voir l’humaniste s’habituer à la guerre au point de l’aimer, parce qu’elle crée entre camarades de lutte et de misère une chaude unanimité, rouvrant des sources d’amour. Devant Péguy, c’est une amitié qui souffre : comment ce fils du peuple, ce socialiste de tradition républicaine, ce dreyfusiste héroïque a-t-il abandonné ses amis, vitupéré Jaurès, embouché le clairon du nationalisme passionnel, exalté la mystique militaire et chargé Clio de répandre les mensonges qui colorent de sublime la chute des hommes dans la mort ? Dans cette mort, Péguy est tombé l’un des premiers, et Guéhenno y voit un dénouement qui ne fut pas seulement le résultat d’une option héroïque, mais le fond d’une tristesse d’homme. On sait maintenant combien furent douloureuses les dernières années de Péguy, déçu dans ses ambitions, exténué de travail, le cœur déchiré d’un amour impossible. La guerre lui ouvrirait une grande sortie, et peut-être l’espérait-il ? On peut en effet se le demander, mais à condition de bien voir que la mort du soldat ne ressemblait en rien pour lui à un suicide décent : il la voit grande, chargée d’un honneur positif et pouvant donner un sens à une vie, même manquée. Guéhenno est donc bien obligé de le laisser dans le parti de ceux qui héroïsent la guerre. Tout au plus pourrait-on le rapprocher de l’idéal pacifiste, par le mot que J. Delaporte, qui reste un de ses meilleurs biographes (2), dit avoir été le dernier qu’il adressa à Mme Favre :  » Je pars soldat de la République, pour le désarmement général et la dernière des guerres « .

C’est assurément avec Maurice Barrès que Jean Guéhenno a les plus fortes raisons de s’emporter. La lecture de la Chronique de la Grande Guerre lui a été intolérable, et il est sûr que la chute du grand écrivain dans le journalisme belliqueux et ce qu’on appelait alors le  » bourrage de crânes  » est souvent affligeante. Il faudrait, pour l’excuser, y voir l’ascétisme d’une intelligence qui, dans une situation de péril national, accepte d’user des idées et des mots pragmatiquement, pour un certain résultat à obtenir sur les consciences, et sans référence à la vérité, à la justice, à la noblesse. Ce périlleux et peut-être coupable sacrifice, il est possible que Barrès l’ait fait consciemment. En tout cas, en comparant les volumes de la Chronique à ceux des Cahiers, écrits à la même époque. Guéhenno reconnaît la différence du ton. Dans la Chronique, Barrès déclame sur le courage, la bonne humeur, le patriotisme des lettres qu’il reçoit en masse, venant du front. Mais dans les Cahiers, parlant de la même chose :  » Je ne sais quoi de tendre, de triste et d’exalté palpite dans leurs lettres. Je vois qu’ils se sacrifient ; j’y crois distinguer un murmure. On aurait pu éviter tout cela.  » Voilà un Barrès bien près de pleurer, lui aussi, sur la mort des autres.

Il y aurait encore beaucoup à commenter, à louer, à débattre dans le livre de Guéhenno. Je dirai seulement, pour mot de la fin, ce qui m’y a tellement plu : l’honnêteté de l’esprit. Chaque phrase en est claire, mais on ne sait quoi de tremblant, d’hésitant, se laisse sentir dans le mouvement de la pensée.  » Ce sont des choses qui grondent en moi, et je les note comme elles viennent.  » L’auteur sait que le problème n’est pas simple, que les causes qui engagent une nation dans la guerre ne dépendent pas toujours ni complètement de la volonté des hommes, et qu’une fois la machine en mouvement, une loi de défense et de survie s’impose. Il voit que les révolutions populaires, en s’incarnant dans des États, lèvent des armées et jouent à leur tour le jeu de la volonté de puissance et de la violence. Enfin, il reconnaît qu’en 1940 il a préféré  » la guerre et la résistance à la servitude « . Tant que la guerre restera cette fatalité, non peut-être invincible mais encore invaincue, cette poussée de l’irrationnel dans le courant de l’Histoire, il faudra bien que des jeunes gens acceptent de mourir pour des causes obscures et que des vertus naissent de cette absurdité. Ce sont les vertus militaires. Et Jean Guéhenno sait bien qu’elles existent, lui qui a écrit que l’intention de son livre était de  » déshonorer la guerre sans mettre en cause l’honneur de ceux qui l’ont faite « .

(1) Grasset (216 pages, 16 F).

(2) Péguy dans son temps et dans le nôtre (Union générale d’éditions, 512 pages 10/18, 6,80 F). Je ne puis que signaler le considérable et intelligent travail qui se fait actuellement, sous les auspices de l’Amitié Charles Péguy, pour l’approfondissement et l’élargissement de la connaissance du grand écrivain, en particulier : Péguy, actes du colloque international d’Orléans, septembre 1964. 400 pages in-4, 1966, 40 F. Carnet Péguy 1965, établi par Auguste Martin, 200 pages, in-4, 1966, 24 F. Socialisme et poésie chez Péguy, d’Eugène Van Itterbeeck, 232 pages, ln-4, 1966, 30 F. Péguy et Emile Moselly, introduction d’Alfred Saffrey, 84 pages in-4, 1966, 16 F. Tous ces volumes en vente à la librairie M.-J. Minard, 73, rue du Cardinal-Lemoine, Paris.

Pierre-Henri SIMON de l’Académie française


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