La libération de Dinan


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Dans les papiers de mon père, après son décès, en novembre 1998, j’ai trouvé son témoignage sur la libération de la ville de Dinan, dans ce qui était alors les Côtes du Nord. Il y occupait les fonctions de directeur des services techniques de la ville. En ce jour anniversaire, je mets en ligne ce récit. Le temps a passé, ces témoignages sont de plus en plus rares. Ils n’en ont que plus de valeur pour les jeunes, pour les historiens, pour la mémoire.

« Le 1er août au soir, route de Dinard, je croise un feldgendarme auquel j’ai eu à faire à plusieurs reprises ; sûrement un brave type dans le civil. Entendant le bruit du canon qui se rapproche, nous faisons le même signe : « ça va barder », mais ce signe n’a pas le même sens pour l’un et pour l’autre. L’approche des troupes alliées est annoncée à Pontorson, puis à Dol. Les Allemands semblent décidés à tenir Dinan. À la mairie, autour du maire, monsieur Aubry, il règne une ambiance de veillée d’armes. L’artillerie américaine, le 802ème Rank Destroyer Battalion, est en batterie sur les hauteurs de Lanvallay.

Le 2 août, je monte avec Hingamp, le contremaître principal, au premier étage de la mairie pour examiner l’état du drapeau qui est dans le placard, sous la fenêtre. Tout est prêt mais il faudra encore patienter. En redescendant, je vois monsieur Balquet, un adjoint, qui arrive, portant dans ses bras un obus de 105 fendu dans le sens de la longueur et dont l’explosif, jaune clair, est apparent. « Il est tombé à l’église Saint-Malo sans exploser. On nous bombarde ». À dix heures trente, les premiers fusants tombent sur le quartier de l’église Saint-Malo et sur le Jardin anglais. Les soldats allemands, en alerte, sont nerveux; Des patrouilles circulent dans les rues et vérifient les identités. Tandis que les explosions se multiplient, les boutiques ferment et chacun prend ses dispositions. Il est onze heures quand les Allemands installent, sur le Jardin anglais, des mitrailleuses lourdes et des canons antichars braqués en direction de Lanvallay. Vers midi et demi, les abris sont surpeuplés, les rues sont désertes. J’entends un bruit sourd de piétinement, par la fenêtre de mon bureau, je vois déboucher de la rue des Rouairies deux colonnes de soldats allemands en tenue de guerre, chargés de munitions et l’arme au poing. Chaque colonne, de soixante hommes environ, rase les murs, en file indienne. Elles se dirigent vers la rue de la Ferronnerie puis, au-delà, vers le viaduc.

Depuis le début du bombardement, chacun est à son poste. Monsieur Aubry est arrivé presque aussitôt à la mairie. Pendant l’incendie des Galeries, monsieur Aubert, le premier adjoint, apporte une aide efficace aux pompiers. Vers 13 heures, quelqu’un dit qu’il faudrait informer les Américains de l’absurdité de ce bombardement qui ne touche que des Français. Je croise, dans la rue, le chirurgien de la clinique de la Sagesse qui court vers la clinique avec, dans ses bras, son fils blessé qu’il ne pourra sauver. L’odeur âcre de la poudre mêlée à celle qui provient des incendies, rend l’air irrespirable. Meheut, un agent de police arrive sur un brancard avec une horrible plaie au cou. Il a l’air mort. Il aurait dit à un soldat allemand, en montrant son fusil : « Donne-moi ça, ça ne te servira plus ». L’allemand a tiré. L’agent de police mort est étendu dans la salle Aristide Briand. Quelques minutes plus tard, arrive un très jeune soldat allemand en uniforme brun clair qui veut savoir où est le revolver de l’agent de police. Le sien, sur ma poitrine, m’est aussi désagréable que son air furieux. Je ne sais de quoi il s’agit. Je demande à Hingamp qui est près de moi. Quelqu’un me souffle « Dans la corbeille à papier de la salle Aristide Briand ». Hingamp dit : « J’y vais » et hérite du même coup du jeune sauvage. Ils vont dans la salle Briand, Hingamp feint de chercher, butte, comme par mégarde, dans la corbeille à papier, celle-ci se renverse et fait apparaître le revolver. L’allemand s’en empare et l’épisode se termine là.

De douze heures à dix-huit heures, le bombardement est intense. Les incendies se multiplient. La relève des blessés et des morts est de plus en plus difficile. La nuit du 2 au 3 août est assez calme. Quelques tirs d’infanterie des deux côtés de la Rance, le pillage des maisons détruites par des soldats allemands, des déplacements de troupes et de blindés allemands annoncent la retraite. Le 3 août, j’entends madame Heurtel, la concierge de la mairie, me crier de venir vite. Le jeune Allemand qui, la veille, cherchait le revolver, tient maintenant le sien sur la poitrine d’Hubert, un ouvrier de la Ville, père de neuf enfants, écroulé sur le pont-bascule de l’octroi. « Sabotage » crie l’Allemand. Hubert a pris, sur un camion allemand inutilisable par l’explosion d’une grenade, de vieux registres dont de nombreuses pages blanches pourraient servir à ses enfants. J’essaie de calmer le soldat allemand, ce qui n’est pas facile. Ces jeunes, formés dans les « Jeunesses hitlériennes » sont fanatisés. Par chance, un Allemand de la Wehrmacht vient à passer et me demande des hommes pour creuser des tombes au cimetière. Je désigne Hubert. Discussion vive entre les deux Allemands; le plus âgé l’emporte. Hubert est sauvé ! Les agents de la Défense passive, les pompiers, les services sanitaires et les patrouilles allemandes circulent dans les rues vides de toute population civile.

Dans la nuit du 3 au 4 août, les Allemands se déplacent, en assez grand nombre, dans la rue du Marchix, venant du Château et allant vers la rue de Brest. Dans ce vacarme de ferraille et de véhicules, nous comprenons qu’il serait imprudent de se faire voir. Une troupe en déroute, silencieuse, au pas, n’aspire plus à être admirée ! Le lendemain, on entend encore quelques tirs de canon et de mitrailleuses. Le Maire, ses adjoints et les chefs de service visitent les abris, les hôpitaux, les cliniques et s’assurent que le déblaiement et l’étaiement des immeubles touchés se déroulent selon les plans.

Le samedi 5 août, le viaduc, miné, saute. La Kommandantur est vide. Des colonnes de soldats allemands prennent la route de Dinard. Les tirs ont repris fortement sur les bords de la Rance. Les pillages continuent. Les Allemands abandonnent leur matériel et battent en retraite. Le dimanche 6 août, il n’y a plus d’Allemands dans la ville. Les habitants commencent à sortir pour se rendre aux offices religieux. Ils sont anxieux, sans aucune information sur ce qui va se passer. Vers 10 heures du soir, étant en faction devant la mairie, je vois arriver un véhicule blindé dont l’avant est couvert d’un tissu donnant une très faible lumière violacée. Un officier américain en sort et me demande s’il peut envoyer d’urgence un message radio en Angleterre. Je le guide aussitôt, en grimpant sur le véhicule, jusque chez Morin, des machines à coudre, qui met son installation à sa disposition. Cet officier est le premier américain libre que j’ai vu à Dinan. Le génie américain installe un pont métallique sur les arches du viaduc détruit et les premiers convois de troupes américaines entrent en ville par le Jerzual.
Dinan est libre.

Mille cinq cents obus de 105 mm et de 155 mm sont tombés sur la ville. 18 incendies ont été difficilement maîtrisés. Le vent, qui soufflait du sud-est, a rabattu sur la ville d’énormes nuages de fumée noire. 517 immeubles ont été atteints. Les témoins racontent ce qu’ils ont vu. Rue de la Croix, un homme a été décapité par un éclat d’obus. La doctoresse, Denise de Saint Jean, est morte dans sa maison. Un obus a pénétré par une fenêtre donnant sur le jardin et a explosé. Les corps de six personnes horriblement mutilés ont été retirés des décombres.
L’objectif est simple, il faut, au plus vite, repasser du désordre à l’ordre; ce qui n’est pas facile en raison des chevauchements d’autorités et des organisations informelles qui s’instituent autorité. L’armée américaine est là, souriante en général, mais autoritaire. On ne sait pas où sont les Allemands autour de Dinan et on m’interdit d’aller à Bôbital voir dans quel état est le service des Eaux. Ce n’est que le 9 août, qu’un capitaine et un sous-officier américain, en armes, me prennent dans un véhicule militaire pour faire une inspection! Alain, le responsable sur place, à Bobital, est en bonne santé et l’usine des eaux en état de fonctionner dès le retour du courant.

Le général Patton, qui, en soixante douze heures, a réalisé le tour de force de faire passer sept divisions à la queue leu leu, par l’étroit pont de Pontaubault, après Avranches, qui ouvrait la route de la Bretagne, pouvait poursuivre la guerre-éclair de ses blindés ».


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