La « drôle de crise ».


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Drôle comme l’était la guerre pendant la période qui s’étendit de la déclaration de guerre du 3 septembre 1939 à l’offensive allemande le 10 mai 1940. Drôle parce que, curieusement, elles commencèrent toutes les deux par une affaire de masques. « Phoney war ». « Drôle de guerre ». L’expression, née en Angleterre, avait très vite été adoptée en France. Roland Dorgelès fut paraît-il le premier à employer cette sorte d’oxymore pour exprimer qu’il ne se passait rien de part et d’autre de la ligne Maginot et de la ligne Siegfried. Les belligérants s’observaient sans vraiment engager le combat. On s’observait à la jumelle de part et d’autre du Rhin. Y aura-t-il une vraie guerre ? Est-il vraiment nécessaire de se munir d’un masque à gaz ? Le journal Le Figaro utilisa ce qualificatif à partir de janvier 1940.

Drôle de crise. Si j’emploie aujourd’hui cette curieuse expression entrée dans l’Histoire il y a 80 ans, c’est pour exprimer l’état d’esprit qui règne au cours de ce « bel été » 2020. Le mot « guerre », ce n’est pas moi qui l’ai utilisé le premier, c’est le chef de l’État. Simone de Beauvoir avait, en son temps, en 40, trouvé le mot qui convenait. « Que signifie au juste ce mot : guerre ? Il y a un mois, quand ça a été imprimé en grosses lettres sur les journaux, c’était une horreur informe, c’était une tension sur toute la personne, c’était confus, mais plein. Maintenant, c’est un éparpillement vague d’emmerdements. Je suis détendue et vague, j’attends, je ne sais quoi. On dirait que tout le monde attend. »

Si la « drôle de guerre » est un état sans violence physique, d’attente, d’ennui, la « drôle de crise » est à la crise ce que l’anesthésie est chez le dentiste ! Même pas mal !

Tout se passe comme s’il fallait avant tout gagner du temps, avant une éventuelle seconde vague de la pandémie et le tremblement de terre qui se prépare sur le plan économique et social. Après un confinement de 55 jours dont les conséquences psychologiques apparaissent peu à peu, il règne une étrange ambiance, un mélange d’insouciance et de sourde inquiétude. La rentrée va être terrible ; raison de plus pour s’amuser, ne pas y penser, prendre du bon temps.

Les menaces se précisent, comme en 40 avec l’Anschluss et l’annexion des Sudètes, le risque est grand de perdre son emploi, de tomber malade, de connaître la pauvreté, mais doit-on pour autant se passer de vacances après un confinement éprouvant ? Il n’en est pas question. Encore cinq minutes Monsieur le bourreau ! Macron ne nous laissera pas tomber avec ses milliards qui tombent du ciel.

La crise est « drôle » parce que, tout en la craignant, les Français donnent l’impression de ne pas y croire vraiment.  » Une crise en trompe-l’œil », aurait dit également Simone de Beauvoir, qui avait eu ce mot en 40 à propos de la guerre. Pourtant, l’infiniment petit terrorise la planète, ébranle le capitalisme en faisant chuter la consommation, plonge le monde dans la récession, bouleverse les équilibres géopolitiques déjà fragilisés, fait craindre le pire dans les mois et les années à venir.

« Drôle de guerre », pardon, « drôle de crise », « Drôle d’été », aussi, pour nombre de jeunes qui revendiquent la liberté de vivre, de danser, de ne pas respecter le port du masque et le respect des gestes barrière. Des fêtes s’organisent au mépris de toute précaution sanitaire. Au nom du droit de jouir sans limites de l’existence, de la liberté de « profiter de la vie » au risque de propager le virus. Liberté de refuser les règles communes. Certains disent même ne rien avoir « à foutre » des recommandations des autorités démocratiquement élues, des médecins, des sociologues et autres éditorialistes qui occupent les plateaux de télévision à longueur de journée. Le refus d’obéir, de l’esprit civique, du respect de la morale, pourrait-il même préluder au rapport de force au nom de la liberté, comme dans toutes les révolutions. « Drôle », que l’individualisme, poussé à l’extrême, bouleverse à ce point le sens du collectif, du lien social.

Samedi dernier, à Berlin, 17 000 personnes ont participé à une manifestation contre les mesures sanitaires. Il n’en fallait pas plus pour que les plus conservateurs (il n’en manque pas en Allemagne) réclament des restrictions à la liberté de manifester. La ministre de la Justice, Christine Lambrecht, a immédiatement réagi : « ​Je trouve très important que des manifestations puissent avoir lieu de nouveau et que les gens puissent exprimer leur opinion librement et publiquement, aussi sur la politique du gouvernement fédéral contre le coronavirus ​ », a-t-elle déclaré au magazine Der Spiegel. Les sanctions existantes en cas d’infraction aux règles sanitaires « ​quel que soit le motif du rassemblement ​ » sont suffisantes. Il n’en reste pas moins que les trois quarts des Allemands sont favorables à des sanctions plus lourdes, d’après un sondage YouGov.

L’astrophysicien Aurélien Barrau a eu récemment des mots très durs : « La désobéissance civile est un geste fort. Il y a peu, des milliers de scientifiques ont appelé à y recourir face à la catastrophe écologique en cours. C’est, à ma connaissance, sans précédent. D’autres causes immenses méritent sans doute que soit envisagée cette forme radicale de résistance. Il y a là matière à penser et à agir. Avec solennité. Mais comment n’être pas triste de constater que le refus des gestes sanitaires de base – qui ne sont qu’un infime effort d’intelligence collective élémentaire – soit aujourd’hui revendiqué comme une telle résistance ? Il me semble que cette obstination à mettre en danger la vie d’autrui relève en réalité plutôt de la bouderie presque obscène d’un enfant gâté paranoïaque qui ne veut rien, jamais, sacrifier de son confort. Fût-ce au prix de la mise en danger délibérée de la vie d’autrui.

Drôle est la crise quand Donald Trump, le 5 août, est sanctionné par les modérateurs des deux réseaux sociaux Facebook et Twitter qui ont fait retirer une vidéo dans laquelle on pouvait voir le président américain expliquer dans un entretien à Fox News que les enfants étaient « presque totalement » immunisés en raison de leur âge contre le Covid-19. Donald Trump est furieux. « Les réseaux sociaux ne sont pas les arbitres de la vérité ». Fin mai, Twitter avait déjà épinglé un tweet du président, interprété comme une incitation à la violence contre les manifestants antiracisme. Le 29 juillet dernier, pendant plus de cinq heures, Sundar Pichai (Alphabet), Tim Cook (Apple), Mark Zuckerberg (Facebook) et Jeff Bezos (Amazon) ont été auditionnés par la commission judiciaire de la Chambre des représentants à Washington, qui enquête sur des abus de position dominante. Les débats ont été tendus.

« Drôle de crise » ! Que penser enfin de l’annonce, le 31 juillet, par Carrie Lam, la chef de l’exécutif hongkongais, que les élections législatives, prévues le 6 septembre 2020 dans la région administrative spéciale (RAS) de la République populaire de Chine, sont reportées d’un an, au 5 septembre 2021. Cette annonce survient au moment où Donald Trump refuse par avance l’extension du vote par correspondance, se dit convaincu que des fraudes massives en résulteront et porteront atteinte à la régularité du scrutin et suggère, en conséquence, un report des élections ; report qui suppose l’accord des deux chambres et qui est donc difficilement imaginable. Il n’en reste pas moins que les institutions américaines se trouvent ébranlées par de telles déclarations qui pourraient ouvrir la voie à une décision d’un président qui refuserait le résultat des élections. Les États-Unis, modèle de démocratie, seraient-ils en train de perdre la tête au moment où le Trésor américain annonce qu’il va émettre pour 112 milliards de dollars d’obligations pour combler le déficit budgétaire qui atteint un montant record depuis la Seconde Guerre mondiale.

Oui, décidément, « drôle de crise » !


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