Europe – Au moment où l’heure de vérité approche à grands pas, il n’est pas inutile de jeter un regard dans le rétroviseur.


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Pierre Mendès France raconte, dans un livre d’entretiens avec le journaliste Jean Bothorel intitulé « Choisir » (Stock 1974), une histoire qu’il qualifie lui-même d’assez extraordinaire. Elle concerne l’idée qu’à cette date, et dans ces circonstances, le général de Gaulle se faisait de l’Europe et de son avenir.

PMF était allé voir le général de Gaulle, à Alger, au début de l’année 1944. « Je suis donc allé voir de Gaulle pour connaître ses projets. À ma grande surprise, il ne fut pas du tout pris de court. Il avait visiblement réfléchi à tout cela depuis longtemps et il m’a servi un long discours de trois quarts d’heures sur l’Europe d’après-guerre. « D’abord, vos petites ambitions, la France, la Belgique, le Luxembourg, la Hollande, cela ne fait pas le poids. Il faut ajouter l’Italie, qui, bien sûr, sera débarrassée du régime mussolinien, et l’Espagne, débarrassée du franquisme. Il n’avait pas de paroles assez méprisantes pour Franco, pour Salazar et pour leurs dictatures. »

Puis, très vite, il en arriva à l’essentiel, c’est-à-dire, à l’Allemagne, ou plutôt « aux Allemagnes ». Il n’y aura plus un Reich unifié, il sera découpé. On le mettra ainsi hors d’état de nuire, comme il l’a fait deux fois en une génération. » Et puis « on ne lui rendra jamais son arsenal : la Rhénanie, la Ruhr seront soumises à un statut nouveau, garant de l’avenir. Les réparations, on le sait, ne sont jamais payées en argent ; elles le seront en nature : nous ferons travailler les gens de la Ruhr et de la Rhénanie sous l’autorité des pays libérés, pendant une génération ou plus. C’est ainsi que s’effectuera la reconstruction des régions dévastées. Les ouvriers de la Ruhr travailleront douze heures par jour, ils en baveront et tant qu’il faudra… La Ruhr et la Rhénanie seront le bien commun des pays occidentaux libérés : ce sera un Reichsland, comme disaient les Allemands à propos de l’Alsace-Lorraine ; pour cimenter l’Europe libérée, c’est bien qu’elle ait quelque chose qui soit sa propriété collective. Pour la même raison, il y aura une armée commune. Oh, bien sûr, le pays, le seul, qui a et qui aura une véritable armée, c’est la France ; la Belgique, la Hollande, donneront quelques bataillons si ça leur fait plaisir. Quant à l’Espagne et à l’Italie, elles entreront dans l’association l’oreille basse et il n’est pas question qu’elles prétendent commander. Et puis nous apporterons notre stock d’or (le deuxième du monde à ce moment-là), notre Empire. Il n’y a pas de fédération sans État fédérateur et ce ne peut être que la France… On installera quelques organes communs, des assemblées etc. Mais l’autorité, le leadership, c’est la France. Et ainsi, on pourra tenir tête à l’Amérique et à la Russie ». Il disait naturellement : « la Russie ». L’Angleterre ne faisait pas partie de l’ensemble à constituer. »

PMF ajoute, en 1974 : Au fond, il est resté fidèle à cette vision, même si beaucoup d’événements n’ont pas pris la tournure prévue et si l’Allemagne est devenue la réalité massive et pesante que nous connaissons. Pour de Gaulle, il n’y avait pas d’Europe concevable autrement que sous une autorité française. Pour résister aux « Anglo-Saxons », que l’Europe se réunisse et qu’elle soit conduite par le pays le plus fort. L’Allemagne étant battue et divisée, ce serait la France. »

Pierre Mendès France

Dix ans plus tard, en 1954, Pierre Mendès France est président du Conseil ; il a succédé à Laniel. Parmi les dossiers dont il hérite, il y a la CED, la Communauté européenne de défense. Une idée française que ses prédécesseurs avaient eu bien du mal à faire accepter, sous la pression des États-Unis qui y étaient favorables, à un certain nombre d’autres pays européens. En deux mots, l’idée était la suivante : Pas de réarmement allemand, mais participation de l’Allemagne à une force internationale. Les Anglais s’y étaient résignés, mais sans trop d’enthousiasme. Tous les pays concernés avaient ratifié le traité, sauf la France. Il n’y avait pas de majorité au Parlement pour l’accepter. « Le cadavre était dans le placard ».

Quand Pierre Mendès France prend ses fonctions à l’Hôtel de Matignon, les gouvernements des pays concernés, à commencer par celui des États-Unis d’Amérique, étaient furieux contre la France qui tergiversait et, en demandant sans cesse des préalables, des protocoles additionnels, prenait le risque de manquer à sa parole et de faire éclater le camp occidental.

PMF, partisan de l’Europe depuis longtemps, n’aimait pas ce traité. Dans « Choisir », le livre d’entretiens auquel j’ai déjà fait référence, il dit : « Je déplorais qu’on donne à l’Europe une forme militaire et l’aspect d’une construction hostile à une partie de l’Europe, à l’Europe de l’Est. » Communistes et gaullistes étaient déchaînés contre le projet. Les Américains, rapporte PMF, dans ce livre, « avaient étudié une solution de rechange qui consistait en un accord direct entre eux et les Allemands. Un traité militaire germano-américain sans contrôle de notre part, c’est justement ce que tous les gouvernements français avaient voulu éviter jusque-là. »

Pierre Mendès France, qui était partisan de la présence de l’Angleterre dans l’organisation commune, proposa un compromis. La réunion à Bruxelles, fin août 1954, fut un des plus mauvais souvenirs de sa carrière. Des réunions se tenaient en dehors de la présence de la France. Les États-Unis, en coulisses, tiraient les ficelles. PMF était tenu à l’écart, isolé, dans une atmosphère permanente de suspicion. Il se souvenait : « Dans la vie privée, je n’aurais pas accepté d’être traité comme je l’ai été, j’aurais claqué la porte. Quand on a des responsabilités politiques, on doit parfois avaler des couleuvres. »

La conférence de Bruxelles fut un échec ! L’Assemblée nationale a rejeté le projet de CED. En octobre 1954, un autre traité, « l’accord de Paris » fut signé. De l’avis de Pierre Mendès France, il était infiniment meilleur que celui de la CED, avec, notamment, un droit de véto sur le réarmement allemand qui n’existait pas dans le projet américain de Foster Dulles. Dans le même temps, la recherche française dans le domaine nucléaire progressait dans le plus grand secret…


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