De la liberté d’expression (suite)


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Quelques jours après le 11 janvier, je déjeunais avec mon ami Mustapha Benchenane, professeur à la faculté de droit de l’université Paris V, docteur en sciences politique, politologue. La discussion porta évidemment sur les événements du 11 janvier. Il sortit de sa poche un article qu’il avait écrit en mars 2006 pour la revue mensuelle du monde arabe « Arabies » à la suite de la publication de caricatures du prophète Mohamed. Dans cet article, il soutenait que « les problèmes provoqués par cette publication ne renvoyaient ni à un conflit entre le « monde arabo-musulman » et le monde occidental chrétien, ni à une remise en cause de la « liberté d’expression ». « La liberté d’expression, écrivait-il, ne peut exister de façon absolue ». Sur la question religieuse, la liberté consiste pour certains à croire paisiblement, c’est-à-dire sans chercher à imposer leur croyance, et elle consiste pour les autres à ne pas croire sans agresser de quelque façon que ce soit les croyants. Cela s’appelle la liberté de conscience. Ces règles, à la fois élémentaires et fondamentales, relèvent du bon sens en même temps qu’elles sont d’ordre public. Elles nous permettent de vivre ensemble et en paix. Faute de quoi, revendiquer le droit de publier des caricatures islamophobes au nom de la démocratie est la meilleure façon de la discréditer aux yeux de centaines de millions de musulmans et de dresser les hommes et les peuples les uns contre les autres. Agresser des hommes dans leur foi, dans ce qui leur est le plus sacré, c’est s’attaquer à ce qui est essentiel pour eux, à ce qui leur donne des raisons de vivre et de mourir. Rien, absolument rien, ne peut justifier une agression de ce type. »article de Mustapha Benchenane dans la revue Arabies

Homme de bonne volonté, Mustapha Benchenane est un homme de paix, un des meilleurs spécialistes du monde arabe. Dans le même temps, le Maroc n’a pas voulu prendre part à la marche républicaine du 11 janvier à Paris. Tout en rejetant toute forme de violence, ce pays est en désaccord avec notre conception de la liberté d’expression. Pour le Maroc, une liberté ne doit pas s’exercer au détriment d’une autre. La représentation du Prophète pour les musulmans n’est pas tolérable. « La liberté doit aussi respecter la liberté des autres. Il ne faut pas considérer sa liberté comme la seule vérité. La France n’est pas la conscience du monde », déclarait le ministre marocain des Affaires étrangères, Salaheddine Mezouar, pour expliquer son absence le 11 janvier. Le Maroc n’est pas le seul pays sur cette position. Il y en a de nombreux. Le Royaume-Uni, quant à lui, envisage de rompre avec la Cour européenne des droits de l’homme pour que ses arrêts ne lui soient pas opposables. Les conservateurs ne supportent pas l’idée que l’Europe impose ses valeurs au Royaume-Uni. La rupture avec la CEDH serait le premier acte du « British exit » (Brexit), c’est-à-dire la sortie du Royaume-Uni de l’UE ?

dans The New YorkerAux Etats-Unis également, la liberté d’expression, est très différente de celle de la France. Il n’est pas convenable et concevable de critiquer la religion ou même de la caricaturer. Pour les Américains, c’est une spécificité française. Les directeurs de journaux redouteraient la réaction de leurs lecteurs.

Etre musulman en France et Charlie n’était donc pas simple. Certains ont eu le courage de le proclamer. D’autres ont expliqué pourquoi ils ne pouvaient pas être Charlie. Une grande majorité de musulmans a été scandalisée par la publication de dessins lui apparaissant comme blasphématoires. Proclamer que « Charlie, c’est la France », c’est affirmer que les musulmans ne sont pas vraiment chez eux dans notre pays. Ce n’est pas très malin !   C’est même le meilleur moyen de les jeter dans les bras des islamistes qui se frottent les mains.

La France a bien du mal à gérer ses contradictions. La journaliste du Monde, Sylvie Kauffmann, avait raison d’écrire : « qu’il faut accepter le fait que dans une Europe qui compte aujourd’hui des millions de musulmans, face à la mondialisation, Internet, les réseaux sociaux et le retour du religieux, la France n’est plus tout à fait ni celle de Voltaire ni celle de 1905. (…) La liberté, comme la tolérance, est une voie à double sens ». Les musulmans de France souffrent d’autant plus qu’ils ne se comportent pas en « communauté ». La grande majorité d’entre eux veulent se fondre dans la population avec le plus de discrétion possible, mais ils veulent pouvoir vivre leur religion en paix. Le problème c’est qu’ils n’ont pas de chef, de porte-parole.

A Londres, manifestation contre Charlie
A Londres, manifestation contre Charlie

Les causes de ce malaise profond sont connues. Les interventions militaires américaines en Irak et en Afghanistan n’ont solutionné aucun problème. Les coalitions de circonstances n’ont abouti qu’à la lente décomposition de nations fragiles sur le plan ethnique et religieux qui laisse la place à des aventures d’un autre âge comme la restauration du califat dans des régions abandonnées. Le résultat de ce lent pourrissement au Moyen-Orient, c’est que leurs problèmes sont aujourd’hui les nôtres en France. C’était déjà le cas avec le conflit israélo-palestinien, c’est le cas maintenant avec la montée progressive d’un anti-islamisme qui, par certains cotes, rappelle l’antisémitisme d’avant-guerre. La peur s’aggrave chez les Français de confession juive et musulmane.

15 500 établissements scolaires, 3,5 millions d’élèves de la maternelle au lycée et 210 000 enseignants ont participé à la Semaine de la presse dans l’éducation, qui s’est achevée le 27 mars. « La liberté d’expression, ça s’apprend ! » était un bon thème après les attentats de janvier. Initier les enfants à la « liberté d’expression », est un devoir, une urgence. Pour que la démocratie soit apaisée et harmonieuse, il faut que les citoyens soient disposés à prendre et à donner. Cela signifie que, dans une société civilisée, on accepte de vivre avec les différences culturelles ou religieuses, sans insulter sciemment ceux dont on ne partage pas les valeurs. La tolérance n’est pas un signe de faiblesse, c’est une marque de civilisation que les mouvements terroristes haïssent par-dessus tout. C’est la raison pour laquelle ils tentent d’empêcher les musulmans intégrés et respectueux des institutions de passer des compromis avec les sociétés séculières dans lesquelles ils vivent. Proclamer, comme le font certains, que l’islam est en guerre contre l’Occident, est une erreur de communication traduite par les djihadistes comme une victoire de leur stratégie de conquête.

Dessin de Chappatte dans Neue Zürcher Zeintung am Sonntag
Dessin de Chappatte dans Neue Zürcher Zeintung am Sonntag

Le 21 mars dernier, François Hollande s’est rendu au Salon du Livre, à la Porte de Versailles à Paris. «La raison de ma venue ici, a-t-il expliqué, c’est pour la liberté d’expression, parce que ce qui fait la force de la France, de sa culture, c’est la liberté. Nous avons été frappé au mois de janvier, ce Salon est aussi une des réponses». Interrogé  au sujet du cas de l’écrivain italien Erri De Luca, poursuivi en Italie pour incitation au sabotage de la ligne ferroviaire Lyon-Turin, le chef de l’État a répondu que les auteurs « ne doivent pas être poursuivis pour leurs textes », tout en ajoutant « ne pas vouloir intervenir dans les affaires judiciaires ».

Le président de la République a appelé à garder « cette confiance dans la pensée, cette foi irréversible dans la littérature, la création, l’expression, la pensée […]. La France doit toujours être du côté des créateurs ».

Le chef de l'Etat au Salon du Livre
Le chef de l’Etat au Salon du Livre

Interrogé sur les livres qu’il lit actuellement, le président a cité « Mona Ozouf, « De Révolution en République », parce que c’est sur l’identité de la République, la construction de la République, donc ce que nous sommes, dans cette période, c’est particulièrement bien venu ». Mona Ozouf, qui déclarait au Figaro le 12 février : « Il ne faut pas céder sur la liberté de « blasphémer ». La France est la patrie de l’irrévérence, de la caricature et de la satire ». Dans cet entretien, l’historienne attirait l’attention sur les dangers de reconstruire une idée « faussement intégriste » de la République à la suite de la manifestation du 11 janvier qui avait sonné, selon elle, les « retrouvailles de la France avec elle-même ».

 

 


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