Alors, Dejean, on couche ?


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Je racontais hier ce souvenir d’actualité. Ce matin, sur Facebook, je trouve un post qui complète excellemment le souvenir que je conserve de cette histoire qui en rappelle d’autres. Je reproduis intégralement ce post de Yves Hamant que partage Joseph Krulic. Cette savoureuse et célèbre histoire encourage à lire l’ouvrage de Cécile Vaissié : « Le clan Mikhalkov ».

Alors, Dejean, on couche ?

Mon excellente collègue Cécile Vaissié poste aujourd’hui sur sa page un extrait de son dernier livre, passionnant, « Le clan Mikhalkov », sur les relations incestueuses entre le milieu culturel et le parti en Union soviétique. Je ne peux m’empêcher de raconter à mon tour cette histoire.

Maurice Dejean, ambassadeur de France

En 1955, un nouvel ambassadeur de France est nommé à Moscou : Maurice Dejean. Il y est apprécié pour avoir contribué au rapprochement de de Gaulle avec l’URSS et œuvré pour la conclusion du pacte franco-soviétique de 1944. Et voici qu’en 1958, de Gaulle revient au pouvoir en France. Les autorités soviétiques comprennent tout le parti qu’elles pourront tirer de lui. D’autant plus que l’ambassadeur aime les femmes… Le KGB lance alors l’opération Maurice, impliquant, je pense, une bonne dizaine de personnes, dont plusieurs appartiennent, précisément, au monde la culture. Dejean fait « par hasard » la connaissance d’une belle actrice, Larissa-Kronberg Sobolevskaïa. L’idylle dure plusieurs mois, puis, un beau jour, alors que l’ambassadrice est en Suisse, après une journée passée avec des amis dans les environs de Moscou, avec pique-nique, barbecue, Larissa entraîne son amant dans son appartement (2 passage Ananiveski) : pas de souci à se faire, son mari géologue participe à une expédition très loin de la capitale. Mais par malchance, voici qu’au moment crucial, le mari, rentré plus tôt que prévu, fait irruption et, voyant un inconnu dans le lit de sa femme, entreprend de le tabasser.

L’ambassadeur se rhabille et rentre penaud à l’ambassade dans sa Chevrolet conduite par son chauffeur de confiance, Boris. Et il va trouver son ami « Gorbounov » qui avait un poste haut placé au gouvernement (en fait, il s’agissait du général du KGB Gribanov) pour lui demander d’user de ses relations pour calmer le mari trompé.

Evidemment, tout avait été monté : la rencontre avec l’actrice, le pique-nique à la campagne, le « mari », qui n’était ni mari ni géologue, mais agent du KGB, l’appartement de l’actrice qui était un local du KGB, dont les hommes suivaient tous les « événements » d’une pièce voisine. Le « mari géologue » attendait que la belle Larissa prononce le mot convenu « Kiev » surprendre sa « femme ». Mais celle-ci avait fait durer le plaisir avant de donner le signal. Et le spectacle était entièrement dirigé à distance par Gribanov. Le « mari » avait eu pour mission de taper assez fort pour que l’ambassadeur ait vraiment mal, mais d’épargner le visage.

Larissa-Kronberg Sobolevskaïa

Tout cela a été raconté par la suite avec force détails par un des « amis » entourant l’ambassadeur, un dramaturge, Iouri Krotkov, qui par la suite a profité d’un voyage touristique en Angleterre pour ne plus rentrer au pays.

Les membres du personnel de l’ambassade engagés dans l’opération sont restés à leur poste et je me souviens encore très bien du chauffeur de l’ambassadeur, taillé comme une armoire à glace, Boris.

Une fois l’ambassadeur piégé par le KGB, il ne s’est apparemment rien passé. Il a poursuivi sa mission comme si de rien n’était jusqu’à ce qu’en septembre 1963, Krotkov, l’un des marionnettistes du spectacle, passe à l’Ouest et révèle toute l’affaire aux services secrets britanniques, qui informèrent aussitôt leurs homologues français. C’est alors seulement que Dejean fut rappelé à Paris, en février 1964.

Il fut alors reçu par de Gaulle, qui lui lança : « Alors, Dejean, on couche ».

« Le clan Mikhalkov » de Cécile Vaissié

En France, on a pour longtemps jeté un voile pudique sur cette histoire rocambolesque. La thèse la plus couramment admise est que les Soviétiques espéraient que de Gaulle nommerait Dejean ministre des Affaires étrangères et tenaient cet épisode en réserve pour le faire chanter le moment venu. Cette nomination n’étant pas arrivée, ils s’en seraient désintéressés. Est-ce que Dejean a pu être vraiment lavé de tout soupçon ? Est-ce qu’il n’a livré aucune information confidentielle à ses interlocuteurs soviétiques ? Comment le savoir ? A-t-il été manipulé par les Soviétiques pour qu’il oriente la diplomatie française dans un sens qui leur soit favorable ? Il était déjà pro-soviétique sans cela et de Gaulle avait certainement d’autres sources. Néanmoins, les services soviétiques n’ont pas dû manquer de fanfaronner (comme tous les services secrets du monde), si bien que l’on peut lire aujourd’hui dans la presse russe que c’est grâce à cette opération que de Gaulle s’est retiré du commandement de l’OTAN (en 1966…). Il est vrai que l’un des buts de la diplomatie soviétique de l’époque était bien de détacher la France de l’alliance atlantique.

On comprend aussi qu’il aurait été gênant pour les autorités françaises que l’affaire soit trop ébruitée et que l’on puisse soupçonner qu’au moment où elles réorientaient leurs relations avec l’URSS, le KGB faisait chanter leur ambassadeur à Moscou.

Moscou-2 passage Ananiveski

A son retour en France, Dejean a œuvré pour la coopération économique franco-russe, a pris la direction d’une petite fabrique de montres soviétiques et est entré à la présidence de l’association France-URSS, qui se faisait le relai de la propagande soviétique en France.

Au quai d’Orsay, à la ligne pro-soviétique représentée notamment par Maurice Dejean s’en opposait une autre, autour de Jean Laloy, homme de grande culture, ami de Maritain. Il appelait à la prudence dans les relations franco-soviétiques, essayant notamment sans succès de faire comprendre à de Gaulle la spécificité du régime soviétique. Cela lui a valu d’être nommé à la direction des Archives du Quai d’Orsay et bloqué dans sa carrière.

Un autre épisode concomitant s’est terminé de manière tragique : l’attaché de l’air, auquel le KGB avait exhibé des photos compromettantes, s’est tiré une balle dans la tête.

Je dois préciser que toute comparaison avec des événements récents ne pourrait relever que d’une pure malveillance et qu’une telle immoralité et une telle imprudence de la part d’un haut fonctionnaire, comme d’un homme politique, ne pouvaient être qu’exceptionnelles à cette époque qui n’était pas tombée dans la décadence et le dévergondage de notre société actuelle.

Yves Hamant

Sources communiquées ce matin par Joseph Krulic: source : Iou. Krotkov, « KGB v deïstvii », Novy journal (The new Review), New York, Nos 109, 110, 111 et 112, 1972-1973.

Il n’y a rien à ajouter, cette histoire extraordinaire est parfaitement racontée…


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