A la mairie de Dinan, après la Libération


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Les Allemands ont quitté la ville. La ville de Dinan est libre. Mille cinq cents obus de 105 mm et de 155 mm sont tombés sur la ville. 18 incendies ont été difficilement maîtrisés. Le vent, qui soufflait du sud-est, a rabattu sur la ville d’énormes nuages de fumée noire. 517 immeubles ont été atteints. Les témoins racontent ce qu’ils ont vu. Rue de la Croix, un homme a été décapité par un éclat d’obus. La doctoresse, Denise de Saint Jean, notre médecin de famille, est morte dans sa maison. Un obus a pénétré par une fenêtre donnant sur le jardin et a explosé. Les corps de six personnes horriblement mutilés ont été retirés des décombres.

Dans les notes qu’il a laissées, Gilbert Desmoulin a écrit : « L’objectif est simple, il faut, au plus vite, repasser du désordre à l’ordre; ce qui n’est pas facile en raison des chevauchements d’autorités et des organisations informelles qui s’instituent autorité. L’armée américaine est là, souriante en général, mais autoritaire. On ne sait pas où sont les Allemands autour de Dinan et on m’interdit d’aller à Bôbital voir dans quel état est le service des Eaux. Ce n’est que le 9 août, qu’un capitaine et un sous-officier américain, en armes, me prennent dans un véhicule militaire pour faire une inspection! Alain, le responsable sur place, à Bobital, est en bonne santé et l’usine des eaux en état de fonctionner dès le retour du courant.

Le comité de Libération, dont Gilbert Desmoulin fait partie, s’efforce, dans les jours qui suivent, de ramener le calme et d’éviter, ce qui n’est pas toujours possible, les règlements de comptes, la tonte des femmes, les exécutions de collabos… « Mademoiselle Lemoine, Secrétaire Général de la Mairie, depuis le départ de monsieur Gautier, nommé à Chartres, guettait ce qui se passait à Dinard, où elle entendait défendre ses intérêts. Un jour, en fin de matinée, elle se précipite sur moi, me conduit dans son bureau, me remet un trousseau de clés et une petite boite contenant une somme d’argent de faible importance et me dit : « On vient me chercher, il faut que je file tout de suite à Dinard, c’est vous maintenant le Secrétaire Général, j’écrirai au Maire, au revoir et bonne chance… » Je rendis compte au Maire, qui me chargea de l’intérim.

Michel Geistdoerfer, l’ancien député-maire, réapparut et entendit se réinstaller à la Mairie avec son Conseil Municipal de 1940. La Résistance entendait maintenir monsieur Aubry et ses conseillers, dans leurs fonctions. Loin de Dinan, Michel Geistdoerfer avait participé à la Résistance au sein de l’Organisation civile et militaire l’OCM, et Monsieur Aubert, à Dinan, à la Résistance locale. Il y eut des moments de grande tension. Finalement, le Commissaire de la République, représentant de Gaulle, fit appliquer les dispositions prévues à Alger pour la Libération et Geistdoerfer fut installé le 11 août.

Le jeudi suivant, le 17 août, jour de marché, le Maire fait paraître le numéro 1 de son ancien quotidien « le Dinan Républicain ». Le nouveau et ancien Maire appela aux fonctions de Secrétaire Général, monsieur Pichon, l’ancien Secrétaire Général de la Sous-Préfecture. Celui-ci était plein de bonne volonté, mais assez dépassé par les problèmes de l’heure. Je dus souvent l’aider et le budget 1945 fut monté par le comptable Bedel et moi, en parfait accord. Le calme ne revint pas comme en témoigne cette anecdote : Chaque année, pendant la guerre, la Sainte-Barbe avait été célébrée et des colis envoyés aux pompiers prisonniers tandis que d’autres étaient remis aux épouses. Lorsque vint la première Sainte- Barbe après la Libération, je fus invité au banquet mais, ma femme étant souffrante, il fut convenu que je ne viendrais qu’au café. Lorsque j’entrai dans la salle, tout paraissait plein, mais le docteur Gauthier me montra une chaise vide près de lui. Je m’y assis, l’esprit tranquille. Un moment après Geistdoerfer se leva et prononça un discours très violent où le docteur Gauthier et monsieur Aubert étaient nommément attaqués et traités comme des collaborateurs. L’assistance était médusée. Doublet fit un effort pour lancer les chansons, mais l’atmosphère était sinistre.

Le lendemain, à onze heures, la colère de Geistdoerfer n’était pas apaisée. Elle se tourna même contre moi parce que, dit-il, en m’asseyant près de ses adversaires, je l’avais en partie provoqué. Avoir libéré la France pour revivre ça! Quand je pense aux incontestables qualités de Michel Geistdoerfer, à l’attachement qu’il avait à la ville de Dinan, je suis douloureusement touché par le sectarisme de tant d’hommes politiques d’alors…et de maintenant ! Quelle intolérance !

Une semaine plus tard, le jeudi 24, la ville reçoit, dans l’impréparation et la bousculade, la visite de messieurs Le Troquer, Ministre, commissaire aux Régions sinistrées, et Le Gorgeu, Commissaire de la République pour la Bretagne. Gilbert Desmoulin n’est prévenu que vers 16 heures. C’est très court; il faut prévenir la population, « Lebreton et son clairon », demander un détachement FFI pour la haie d’honneur, aménager la Salle Aristide Briand pour la réception, pavoiser, organiser un vin d’honneur au Celtic… « A 17 heures, Le Troquer arrive, Désirant s’adresser à la foule, il monte, avec Michel Geistdoerfer, sur un échafaudage qui sert à reconstruire le pilier gauche du portail de l’Hôtel de Ville, qu’un camion a renversé. Quelques jours plus tard, « le Maire m’annonce la venue de monsieur René Pleven, Ministre des Colonies, le 9 septembre, et me rappelle qu’il est apparenté au Sergent Gombault. Je fais sortir celui-ci de sa cachette et rétablir la Salle Aristide Briand dans son aspect antérieur. La musique municipale est à son poste, le pilier du portail aussi ! Il est prévu que le Ministre remontera la rue Chateaubriand à pied, en compagnie de sa mère que je connais bien. Je suis chargé de guetter pour signaler à un employé qui est posté à l’angle de l’Hôtel de Ville et qui fera signe, à son tour, à la musique. Au bout d’un moment, une voiture stoppe à coté de moi, un avoué que je connais en sort, accompagné d’un homme qui mesure près de deux mètres. Il me présente au Ministre qui commence à me narrer abondamment sa joie de se retrouver à Dinan. Il n’est pas pressé, respire profondément et se dirige lentement vers la Mairie. Dans son dos, je fais signe au guetteur, « c’est lui ».

Le 18 septembre, Gilbert Desmoulin prend une part active dans les cérémonies organisées pour le retour des résistants fusillés à Saint Jacques de la Lande le 31 mai. Le parvis du Tribunal est transformé en chapelle ardente. Huit cercueils seulement sont alignés; le neuvième est remis à sa famille, c’est celui du résistant qui a trop parlé. Veillée funèbre toute la nuit. Au matin, les cercueils sont alignés devant la statue de Duguesclin. Une foule imposante entoure les personnalités civiles et militaires et une importante représentation américaine. Les discours, de monsieur Punelle, au nom de la Résistance, de monsieur Gamblin, le Préfet des Côtes du Nord et de Michel Geistdoerfer, sont extrêmement émouvants. À l’église Saint-Malo, pour la cérémonie religieuse, tout le monde veut entrer. Gilbert et le commissaire de police s’efforcent de maintenir un peu d’ordre et de dignité. « Je n’ai rien vu, mais lorsque retentit le chant de Peguy : « Heureux, ceux qui sont morts pour une juste cause », je suis intensément ému. Devant le monument aux morts, les soldats, qui encadrent les cercueils, tirent une salve vers le ciel. Mes yeux se posent sur madame Hesry mère, que je connais bien, et je mesure le choc que c’est pour elle. »

Epuisé par ces événements, Gilbert Desmoulin croise, dans les derniers jours de septembre, Roger Vercel, le célèbre écrivain. -Comment allez-vous ? – Je suis très fatigué après l’été que nous venons de vivre. – Vous devriez aller vous reposer à l’Abbaye de Saint Jacut. On y mange bien et c’est très calme. Gilbert suit son conseil et emmène sa femme et son fils quelques jours à Saint- Jacut. Sur la route de Ploubalay, tout rappelle ce qui vient de se passer : de nombreuses fermes détruites, des véhicules militaires abandonnés, des mines posées sur le bord de la route, désamorcées ou non, des champs encore minés. L’abbaye est une ancienne abbatiale, en partie détruite sous la Révolution, mais qui demeure une belle propriété tenue par des religieuses. Passé le porche d’entrée, ils découvrent, dans la cour d’honneur, de magnifiques arbres centenaires, sur la droite, un grand potager bien entretenu et, au bout d’une allée bordée de grands arbres, la plage et un tennis qui ne doit pas être souvent utilisé. Leur chambre, au rez-de-chaussée, pour qu’Henriette n’ait pas de marches à monter, est austère, mais grande. Roger Vercel avait raison ; les maquereaux au court-bouillon et les laitages resteront longtemps dans les mémoires. Gilbert dessine, comme il le faisait souvent pendant la guerre, sur le verso de ses anciens devoirs de l’école des travaux Publics, faits sur un excellent papier.

La section de Dinan du MLN, le Mouvement de Libération National, qui regroupe les principaux mouvements de résistance « Défense de la France, Combat, Franc-Tireur, Libération Sud, Résistance Lorraine, Voix du Nord, » remet à Gilbert, au début du mois d’octobre, sa carte de membre qui porte le numéro 15-1-00049. Gilbert, qui n’a pas le sentiment d’avoir fait des actions de résistance mais d’avoir seulement fait son devoir et servi son pays dans la mesure de ses moyens, comprend que cette reconnaissance est importante dans une période aussi troublée où les résistants se présentèrent en masse, quelques heures après le passage des Américains… Son laissez-passer, qui l’autorise à pénétrer de jour et de nuit dans les locaux du FFI, est surtout destiné à désigner les éléments sûrs dans une organisation qui commence sa nécessaire épuration.

A la Mairie, Gilbert commence à en avoir assez des problèmes de distribution d’eau et des querelles entre élus. Il a envie de participer, d’une manière ou d’une autre, au redressement de la France. Dans les derniers jours du mois de mai, il se rend à Rennes pour rencontrer le directeur de l’école d’architecture. Au cours de la conversation, il évoque le nom de l’urbaniste en chef pour la Bretagne et la Vendée, Robert Auzelle. « Vous le connaissez », lui dit le directeur? « Oui, très bien, je l’ai eu comme professeur à l’Institut d’Urbanisme de Paris. » « Si vous voulez le revoir, il est à Rennes, son bureau est Place de Bretagne ». Gilbert s’y rend aussitôt. Robert Auzelle le reçoit chaleureusement. C’est un humaniste à l’énergie débordante, qui aime à parler de ses projets, de sa mission, de sa passion : l’urbanisme. – « Vous n’auriez pas du travail pour moi. ». – « Si, quand pouvez-vous être libre? » Robert Auzelle s’est ensuite mis d’accord avec le Maire de Dinan, André Aubert, pour que le délai nécessaire pour trouver un successeur à Gilbert soit le plus court possible.

« 1945 doit être l’année de l’urbanisme » a proclamé Raoul Dautry, le Ministre de la reconstruction et de l’urbanisme du gouvernement provisoire. Ce polytechnicien de 65 ans, ancien cheminot, grand commis de l’Etat, plus technicien que politique, est un travailleur forcené qui épuise et morigène ses collaborateurs. Fondateur de la Ligue urbaine et rurale avec Jean Giraudoux et Paul Claudel, il avait, avant la guerre, défini ses conceptions sur la question du logement. La bataille de la production de logements n’est pas un pari gagné d’avance. Reconstruire, sans doute, mais comment ? Le parc de logements endommagés est de 1 888 000 logements. Il faut des ouvriers, des matériaux, du ciment, du charbon, des camions, des entreprises. Alors que l’hiver s’annonce rigoureux, la tâche paraît insurmontable. Le Ministre s’est entouré des meilleurs experts, Jean Royer, Jean Kerisel, Jean François Gravier, partisans, comme lui, d’une forte intervention de la puissance publique dans la question du logement. Il a nommé André Prothin, directeur général de l’urbanisme, de l’habitation et de la construction et créé des délégations interdépartementales. L’étude qu’il a commandée à ses services révèle très vite que la qualité des logements français laisse à désirer et qu’il faut se fixer comme objectif de construire 3 à 4 millions de logement nouveaux en 10 à 15 ans. Raoul Dautry a un caractère difficile, mais il croit en la transformation des hommes par un mieux être social. Il est convaincu que la reconstruction immobilière et la reconstruction des valeurs morales de la nation sont intimement liées. C’est donc avec une grande détermination qu’il a donné des instructions à ses représentants régionaux. « Il faut bousculer les vieilles routines, chercher avec acharnement des solutions nouvelles. Nous sommes maintenant un pays pauvre; il faudra, avant que s’achève la reconstruction de la France, de longues années de patience et de sacrifice. L’urbanisme de l’avenir, c’est l’urbanisme humain dont tous les éléments seront constitués en fonction de l’homme. Il devra mettre à la portée de tous, les joies essentielles de la vie, l’air, l’espace, la lumière, les horizons de verdure. Il faut donner à la France un visage de noblesse, reconstruire dans l’esprit de notre temps, et le respect du passé, avec des matériaux solides issus de notre sol. »

Ce discours plaît à Gilbert Desmoulin. C’est ce qu’il a envie d’entendre. C’est ce qu’il pense. Il va falloir très vite : choisir des terrains propres à la construction, remembrer, recenser les besoins, préparer des programmes et les réaliser, dans le respect de la « Charte d’Athènes » dont les principes doivent régir l’urbanisme moderne. Il termine ses études à l’Institut d’Urbanisme de Paris, où il se rend pour soutenir sa thèse sur « Dinan et son évolution » et se jette, comme une brute, aux côtés de Robert Auzelle, dans l’immense travail qui les attend. Il se rend dans les principales villes de Bretagne qui sont à reconstruire d’urgence : Lorient, Brest, Concarneau, Quimper…

Robert Auzelle, le plus jeune des « fameux » urbanistes en chefs de Prothin, et Gilbert, son adjoint, ont leurs bureaux Place Saint Melaine, près de la Préfecture et du Thabor, le grand jardin public du centre de Rennes. Ils vivent là une aventure professionnelle extraordinaire qui consiste à coordonner les études d’aménagement et de reconstruction des villes frappées par les destructions de guerre. Ils innovent, ils inventent des solutions, lancent des « projets pilotes », mettent en place des structures, apportent une assistance aux élus de Bretagne.

Gilbert apprend, observe, aux cotés de ce « Maître » qu’est déjà Robert Auzelle, au début d’une carrière internationale brillante. Au mois de septembre, Gilbert apprend qu’une grande réorganisation est en cours au Ministère. Les urbanistes en chef vont rentrer à Paris et des inspections départementales de l’urbanisme vont être créées. Robert Auzelle propose au directeur général, André Prothin, de nommer Gilbert inspecteur départemental de l’urbanisme à Angoulême. La nomination est confirmée par le Ministère qui a changé de locataire depuis que Georges Bidault a formé un gouvernement tripartite. Les Ministres passent, l’Administration reste! La nomination de Gilbert en Charente prend effet le premier octobre 1946. Gilbert est récompensé de son ardeur au travail, de sa motivation pour les questions de logement et d’urbanisme et de son excellente collaboration avec Robert Auzelle pour qui il a, et conservera, une immense admiration.

 


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